BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Le détournement affectif

(une étude de cas)

 

J’ai esquissé dans Double-Réflexion (mai 1974) la nature et les limites du détournement affectif. Le présent texte est l’examen d’une période de l’expérimentation (janvier-mars 1973) pendant laquelle beaucoup des points exposés dans ma brochure ont été découverts ou développés.

Dans le sillage des crises et de la dissolution du groupe Contradiction, les non-réalisations sont revenues me hanter. Le projet situationniste, une fois que j’avais cessé d’y participer, s’est changé en attachement désenchanté comme on cultive le souvenir d’un amour perdu.

Dans la société moderne, la consolation religieuse tend à prendre la forme de mythes individuels, non-officiels qui servent de neutralisateurs semi-conscients de la misère quotidienne. Mon ancienne activité radicale, en se trouvant réduite à un souvenir, ne pouvait qu’être adorée. Elle rejoignait donc les autres éléments de mon petit monde compensatoire — la musique, les livres, etc. — avec d’autant plus de pouvoir que je n’en avais aucun. J’avais ma propre petite fantaisie d’évasion: si seulement je pouvais recueillir assez d’argent pour aller à Paris... En attendant, ma vie quotidienne réelle devenait de plus en plus réifiée, se modelant et se concentrant de plus en plus étroitement autour des besoins de ma survie économique et psycho-esthétique.

Le retour, en décembre 1972, de quelques amis qui avaient été à Paris, a favorisé la mise à jour de cette misère. Même si ceux-ci étaient eux-mêmes loin d’une résolution pratique, ils purent déclencher un nouvel effort en moi — l’un en me signalant d’un point de vue assez vaneigemiste la réification et le manque d’aventure particuliers à ma vie, les autres, ex-camarades de Contradiction, en me rappelant ce qu’il y avait eu de passionnant dans nos anciennes activités.

Mes premières tentatives furent inévitablement diffuses et tâtonnantes. Mais en tout cela je partais de la compréhension que toute “libération” individuelle était vouée à l’échec si elle n’avait de liens avec la pratique historique. Idéologiquement du moins, je n’avais jamais abandonné mes perspectives situationnistes. Ainsi, quand je dis que j’ai abordé expérimentalement telle ou telle tactique “thérapeutique”, il doit être entendu que les tactiques particulières ont en elles-mêmes moins de signification que le contexte dans lequel je visais à les détourner.

J’ai affronté coup sur coup diverses circonstances concrètes. En général chaque effort concret en entraîne un autre. Les connexions peuvent paraître obscures, mais leurs relations sont en fait bien directes, et même souvent prévisibles, puisqu’en réalité il ne s’agit pas ici d’une série de problèmes accidentels, mais d’expressions du refoulement et du fétichisme marchand, intimement liées et qui se renforcent mutuellement.

Je fis un examen de ma “psychogéographie” individuelle en dressant par exemple une carte de mes déplacements quotidiens en ville ou chez moi, prenant un peu hors de leur contexte les premières expériences situationnistes, sur la base de ce principe que l’on découvre comment la société fonctionne en apprenant comment elle fonctionne contre soi. Je commençais à introduire des éléments arbitraires dans mon comportement, non pas avec l’idée surréaliste passive d’identifier l’imprévisible avec le merveilleux, mais pour me secouer — comme me promener à un endroit que j’avais l’habitude d’éviter, même si c’était parce qu’il était très banal.

J’ai revu Reich, mode d’emploi de Voyer, que j’avais déjà lu une année auparavant sans en faire grand cas (parce qu’à cette époque-là j’étais déjà sur le déclin). Il en existait déjà une traduction anglaise, mais tellement bâclée, que j’ai décidé de le retraduire et l’éditer moi-même. Cependant, je cherchais encore un projet théorique “original” dans lequel je pourrais retrouver les meilleurs éléments de mon ancienne activité radicale.

Un des legs de la période antérieure était un véritable fétichisme des livres. De l’estime pour les livres, comme fournissant la seule consolation sûre dans ma vie misérable, il n’y avait qu’un pas pour m’attacher et m’identifier à la masse même des livres (collections intégrales de mes auteurs favoris, etc.) fournissant une sorte d’armure caractérielle objective, un rempart marchand contre la folie ou une souffrance plus aiguë. Pris en eux-mêmes, les livres n’étaient que des objets dont la valeur dépendait de la manière dont je les utilisais. Mais pour moi, ils étaient plus que cela: dans la réalité inversée de ma vie, ils étaient magiques, ils possédaient une vie en eux-mêmes. Un soir, m’étant assis déprimé dans ma chambre, je commençai à écrire quels étaient mes choix concrets, ce qui me conduisit à écrire quels étaient les obstacles sur ma voie:

(...) Je dois observer ceci avec plus d’attention: Comme je prends la résolution de changer quelque chose dans ma vie, de lutter contre un raidissement, une réification, une marchandisation, cette résolution même tend fortement à prendre une forme marchande. Par exemple, l’intention d’améliorer ma maison se transforme en une liste de choses que je dois obtenir. Un souci à propos de ma sexualité se transforme en une nouvelle liste de lectures (Reich, Stendhal, etc.). Ma tentative anti-marchande pendant ces dernières semaines, de choisir les livres et les disques que je vais vendre, s’est transformée en une liste de plus dans mon esprit. Ceci me donne une idée. Je ferai la même chose ce soir, mais en y ajoutant suffisamment de cruauté pour peut-être transformer qualitativement la situation. (à suivre)
        Assez. Ça fait presque deux cents misérables livres merdiques de moins. C’est devenu un peu assommant. Mais il est significatif de voir comment, d’une manière primitive, j’en suis arrivé à identifier mon aliénation avec quelques-uns de ses signes les plus immédiats (comme l’ont fait les travailleurs qui ont détruit des voitures, des néon, etc. en France en 1961). C’est-à-dire, avec quelques exceptions entendues, que je ressens maintenant vraiment une impulsion irrationnelle contre mes livres, mes disques et ma maison, comme s’ils étaient mes ennemis. Je suis réellement parvenu au point, si élémentaire que cela puisse être pour un autre, où j’aurais peu de problèmes (plutôt même une jouissance positive) à me débarrasser de tout, s’il y avait une raison particulière de la faire.
        C’est vraiment drôle. Je me lève pour changer le disque. (...) Je reviens continuer ceci, et je peux à peine éviter de penser à des livres dont je devrais me débarrasser. C’est presque une obsession, non pas grave, mais comique. Comme je l’ai suggéré ci-dessus, c’est presque, dans ce banal cas particulier, une première étape prévisible et nécessaire (une surréaction) dans ce processus où je me retourne contre une aliénation, une rigidité. Ces trucs me font chier! J’ai même envie d’en brûler quelques-uns! (...)
        Maintenant, pour continuer dans le farfelu, je remplace le disque de Charlie Parker par de la musique indonésienne. (...) C’est très volatile! Attention! Que cette musique est dingue! Bon, voici une petite résolution: je vais abolir ma liste de livres et de disques à chercher, à moins qu’il ne s’agisse réellement de quelque chose de pratique. Cela peut avoir des inconvénients, mais c’est plus amusant et plus nécessaire de rompre avec quelques-unes de ces petites habitudes qui non seulement reflètent la marchandisation de ma vie quotidienne, mais également la renforcent. Encore une résolution: je vais abolir mon aide-mémoire. S’il s’agit de quelque chose de très important que je risque d’oublier, je peux m’écrire un mémento. Mais non pour les choses routinières; si je les oublie, tant pis!
        À présent, cher lecteur, quelque part au cours du dernier paragraphe j’ai changé le disque pour “Boogey Woogey Rarities” (ce seul nom est un peu fantastique!). Or, je mentionne cela parce que je me sens mieux avec moi-même que je ne l’ai été depuis longtemps, et cela se reflète dans le sentiment de complicité qu’une telle musique peut me procurer. C’est peut-être comme la superstructure idéologique qui correspond au changement réel à la base! Écoute lecteur (il est vrai qu’il y aura peu de lecteurs de ces notes), ce farfelu, c’est ici mon arme la plus forte. Je m’amuse maintenant à la pensée que tu riras de moi (et j’espère aussi avec moi), mais je m’amuse même plus encore de penser qu’une partie de cela t’apparaîtra tellement ridicule que cela te mettra mal à l’aise. J’espère que cela te fera gondoler comme moi!  (20 janvier 1973)

J’ai vendu la plupart des livres, mais juste dans une bonne mesure, pour me garder de vivre cette expérience seulement comme une opération commerciale intelligente, j’en ai porté quelques-uns dans un jardin public et je les ai brûlés. J’ai mis une pancarte près du feu: “Mort à la marchandise qui nous domine!” ou quelque chose d’approchant, et je m’en suis allé en souriant.

Je commençais à réenvisager mes rapports avec les gens — ce que je pouvais faire avec eux, dans quelles limites, quelles étaient les critiques que j’avais à leur faire, etc. Dans le cas l’un d’eux — c’était l’amie d’un ex-camarade de Contradiction — j’ai conclu qu’elle était vraiment trop conne. Même si ma relation avec elle était assez minime, elle avait duré longtemps et avait des ramifications avec d’autres amitiés. Plutôt que de perséverer dans le faux-semblant ou d’essayer seulement de l’éviter, je lui ai écrit une lettre et en ai envoyé des copies à nos amis communs:

Je dois te rendre justice en t’exprimant ma critique et ma décision de ne plus te voir qui en résulte, puisque je l’ai déjà exprimée à d’autres.
        Pendant toute la période où je t’ai connue, je peux à peine me souvenir d’un moment où tu t’es exprimée, où tu t’es présentée à un autre comme une personne réelle, comme une subjectivité. Je n’ai jamais remarqué aucune sincérité fondamentale dans tes rapports avec d’autres gens. Tu joues continuellement des rôles. Ce n’est pas plus compliqué. Je peux prendre comme exemple n’importe quelle conversation, et me souvenir des moments embarrassants quand tu disais “ce qu’il ne faut pas dire” — non parce que tu exprimais honnêtement une opinion erronée, mais parce que tu avais mal deviné “ce qu’il aurait fallu dire” pour être “correcte”, sociable, ou pour faire impression.
        Je reconnais ma part, et celle d’autres, dans la tolérance ou la contribution à ces situations et rapports idiotes, dénués de sens et sans dépassement; mais cela n’excuse pas ta propre responsabilité.
        À quoi t’ont servi les gens dont tu as essayé de t’entourer? (...) Je pense que tu nous as utilisés pour confirmer une image de ton indépendance, à travers ta vague appartenance à un vague cercle à la mode de gens “autonomes”; comme lorsqu’il y a un ou deux mois tu m’as expliqué que quelque chose te faisait sentir vraiment “hors” de la société — toi hors de la société! Les seuls écarts que tu aies jamais accomplis (petits écarts pour entrer et sortir du mouvement de libération des femmes, de la “révolution” et... de l’école de droit) étaient aussi aventureux, aussi pleins de risque qu’adhérer à un club de bridge ou tester une nouvelle marque. Tu ne pourrais pas être plus dedans cette société écoeurante.
        Le fait que pendant cette demi-année je t’ai rendu visite (je puis à peine dire que je t’ai rencontrée) une demi-dizaine de fois, voilà qui ne fait que mesurer la stagnation dans ma vie pendant cette période; je ne me suis pas abusé, simplement je désespérais tellement de pouvoir parler à quelqu’un. Tellement dénué d’imagination. Maintenant on fait une croix là-dessus! Je réserverai mes conversations aux murs si je ne peux faire mieux. (...)
        Encore un point. Tu es vraiment égoïste, dans le sens mesquin et non éclairé du terme. Tes faveurs sont manipulatrices ou tu les accordes à contrecoeur, ou les deux à la fois. Tu manques de générosité spontanée.
        Tu as encore un long chemin à parcourir, ma belle.  (27 janvier 1973)

Quoi qu’il en soit de l’exactitude ou des justifications de ce genre de lettre, la décision de l’écrire, quelle forme lui donner, ou même à qui l’écrire, peuvent avoir un caractère un peu arbitraire, et les exagérations y sont courantes (le destinataire servant souvent de repoussoir, opposé à ce que l’on veut). Mais l’allègement et la lucidité qui résultent de la polarisation d’une situation sont souvent remarquables.

Le lendemain le problème de “que faire” s’est soudainement résolu. Je voulais affronter les questions des activités, des crises et la disparition de Contradiction. Une fois ce projet arrêté, rien ne m’apparaissait plus évident, bien que pendant les six derniers mois je n’aie pas même écrit une seule ligne à propos de Contradiction et que le souvenir m’en soit à chaque fois pénible. Cette première journée j’ai écrit plus d’une quarantaine de pages de narration. Je me suis également décidé à différer la traduction de Voyer jusqu’à ce que j’ai publiquement réglé mes comptes avec les immenses irrésolutions accumulées de mes activités antérieures.

Le mois suivant fut principalement consacré à l’écriture de mon texte sur Contradiction. Typiquement, j’écrivais chez moi pendant quelques heures, jusqu’à ce que mon esprit s’alourdisse, et alors je me promenais longtemps et lorsque j’étais arrivé à un café, je me trouvais rafraîchi et impatient de retourner à mon écriture. (Je trouvai, par ailleurs, que les restaurants ordinaires de la consommation de masse avec leur clientèle “régulière” étaient souvent plus favorables à la pensée critique que les endroits branchés ou plus sophistiqués où abondent rôles et prétentions.) Simultanément, je menais une recherche plus “personnelle” sur moi-même, en examinant divers traits de mon caractère et de blocages affectifs et en expérimentant des techniques, comme des exercises néo-reichiens ou l’écriture sur moi-même à la troisième personne.

Un soir je dîne chez deux amis avec un de leurs amis. Ce dernier était assez représentatif de ce genre de personnes en marge du milieu situ, mais qui en sont suffisamment proches, et suffisamment malin, pour sentir de quel côté tourne le vent et applaudir à toutes les dernières trouvailles qui y font sensation. Il bavardait ainsi à propos de Voyer, du “caractère”, de la “subjectivité passionnée”, etc. Je lui demande un exemple concret de ce que signifie tout ce verbiage — c’est-à-dire une décision pratique qu’il a exécutée. Jeté dans la confusion, il bavarde sur le “concret” — oui, cela est réellement la chose essentielle, etc. Quelques jours plus tard, lui aussi reçut une lettre, avec copies aux amis communs:

(...) Tes remarques situationnistes préfabriquées à la mode me donnent la nausée. (...) Le déluge de pures conneries qui t’ont servi à éviter ce soir-là toute confrontation avec toi-même ou avec notre situation ne peut en aucune manière se justifier en invoquant par exemple une timidité à mon égard, parce que tu “ne me connais pas suffisamment”, etc. Si après tout ce temps tu ne me connais pas assez bien pour savoir que tu dois me parler sans détour ou bien te taire, tu es un imbécile. La seule raison que tu aies de me craindre (à la différence d’être honnêtement maladroit), c’est que tu n’as rien à exprimer que tes prétentions, et qu’avec moi tu savais courir le risque de ne pouvoir les simuler plausiblement.
        Je ne partage rien d’autre avec toi, que ce que je partage avec des millions de gens, qui ne montrent d’ailleurs pas les prétentions que tu affiches.
        Pour reprendre une phrase que tu as utilisée une fois pour t’abriter derrière d’elle, sans même en savoir la signification, tu n’as aucune “compréhension de l’histoire”; tu n’as pas la moindre idée comment la faire, aussi et surtout comment faire la tienne. Toute ta lecture de Hegel, de Marx, de Reich, de Debord, ad nauseam, et ta faculté de parler et d’écrire en vaneigemien spectaculaire ne valent absolument rien. Ce n’est qu’une coquille.
        Est-ce qu’il y a quelque chose en dedans?  (4 mars 1973)

J’avais résolu la question de ce “parasite-courtisan” et placé la question non encore éclaircie de mes relations avec mes amis sur une base plus concrète. C’était dès lors leur problème et dans la mesure où ils avaient d’abord répondu de manière défensive et dépourvue de lucidité, mon indépendance à l’égard de cette impuissance raffinée ne s’en trouvait que confirmée.

En règle générale, une personne qui se trouve en permanence en compagnie d’autres a de grandes chances de disperser ses idées, de perdre la faculté de réfléchir et de se concentrer. J’ai trouvé que les “flashs” théoriques les plus puissants sont souvent l’effet d’une rencontre décisive (par ex.: avec une personne ou une lecture) suivie immédiatement de quelques jours de solitude. Ainsi, dans le cas ci-dessus, j’ai effectivement fait en sorte d’être seul, de n’avoir plus à compter que sur moi-même, à un moment où mes recherches avaient mûries, étaient parvenues à un point critique.

Je me suis mis à un programme psychanalytique expérimental plus délibéré, inspiré en grande partie par la lecture de l’Analyse caractérielle. Plus j’avançais dans le sens de cette aventure, plus je me voyais comme un zombi — dans les structures compulsives de ma pensée, de mes gestes, etc.(1) Je commençais à obtenir une idée plus précise de mon “caractère” en le combattant, par déduction, par une “triangulation” qui tendait à montrer la formation psycho-physique répressive qui était la source cohérente des divers symptômes irrationnels apparemment sans liens. Mais, tandis que Reich traite le caractère d’une manière un peu indépendante, je supposais que le caractère était en relation dynamique avec la société, non pas quelque chose qui pouvait être dissout en lui-même, puisqu’il n’existe pas en lui-même, mais plutôt une sorte de corrélatif intérieur au spectacle marchand. J’adoptai la formule provisoire: La lutte anti-caractérielle doit s’armer, le mouvement révolutionnaire doit rompre ses propres blocages.

Je mets un stylo et du papier près de mon lit pour être prêt à noter mes rêves immédiatement après m’être réveillé. Le lendemain après les avoir notés, j’essaie une analyse par libre-association, remarquant où j’éprouve des blocages sur divers sujets (par ex. étant soudainement “fatigué”, me souvenant d’autres choses “que je dois faire”, recevant des aperçus périphériques qui fonctionnent comme distractions). Quelques-unes de ces associations me rappellent des fantasmes sexuels de mon enfance, que je me mets en devoir de reproduire. Une fois faufilé dans un état d’esprit de l’enfance, des souvenirs refoulés depuis des années se succèdent.

Le soir suivant, éprouvant le besoin d’agir un peu dans le monde “extérieur” pour maintenir et concrétiser ma perspective au milieu de toute cette psychologisation, j’entre à la dérobée dans un cinéma où se joue ce film stupide WR: les mystères de l’organisme et j’écris ces graffiti que les spectateurs verront en sortant un à un:

REGARDER “WR” VOUS REND
ORGASTIQUEMENT IMPUISSANTS.

IL NE S’AGIT PAS D’ASSISTER AU SPECTACLE DE LA DISSOLUTION DU CARACTÈRE,
MAIS DE DISSOUDRE LE CARACTÈRE ET LE SPECTACLE.

Avec l’intensification de mon auto-analyse, je commençais à me sentir un être plus vibrant et plus érotique (jusqu’au point que je pouvais pour la première fois imaginer affectivement le plaisir homosexuel, ce qui équivalait pour moi à avoir une disposition d’esprit plus valorisante que refoulée envers mon propre corps). Parfois des étrangers faisaient un effort particulier pour me rencontrer, et de mon côté, j’initiai souvent des conversations avec des étrangers, me souciant peu qu’ils puissent me croire fou. Alors que je suis normalement assez peu observateur des gestes des autres, j’y devenai assez sensible parce que plus sensible aux miens, et je commençai à combattre mon penchant caractéristique à parler d’une manière dominatrice et unilatérale. (Bien sûr, si “ouvert” qu’on soit, il faut pour un dialogue, un contenu et plus d’une personne; donc la plupart de ces rencontres ne devinrent pas grand-chose, après des commencements brefs, parfois passionnants.)

Un effet de l’affinement de mon auto-compréhension fut que je me trouvais plus capable d’apercevoir et de combattre les irrationalités psychologiques dans mon texte sur Contradiction. Par exemple, je découvrai que dans le processus de la critique de mon passé, j’avais tendance à donner trop d’importance au groupe Point-Blank comme me fournissant une sorte de repoussoir absolu. Il devenait évident, une fois que j’examinais honnêtement mes sentiments et même mes rêves, que mon attitude envers eux était irrationnellement excessive: ils étaient à la fois une “menace” et la réalisation de nombreuses tendances que je pouvais voir chez moi. Si pauvre que soit leur activité, son existence même était un reflet de mon impuissance.

Cette attitude se trouvait objectivement renforcée par le fait que la rareté de textes et d’activité véritablement situationnistes aux États-Unis donnait une apparence disproportionnée aux diverses manifestations confusionnistes qui étaient identifiées à l’I.S. par l’esprit commun. Aussi longtemps que ces manifestations étaient rares et espacées, je pouvais en envisager des dénonciations critiques, me voyant comme gardien de la “pureté” que la théorie situationniste avait semblé avoir autrefois quand peu de gens en Amérique en avaient connaissance. La dernière goutte, qui un peu avant avait fait déborder le vase, avait été le numéro spécial du journal New Morning consacré au situationnisme. J’ai écrit ce “télégramme” à moi-même et l’ai affiché sur le mur en face de mon bureau:

ASSEZ! RIEN DE PLUS!

LE DERNIER RESTE SITUATIONNISTE RECHAUFFE DANS NEW MORNING EST LE COMBLE STOP DESORMAIS JE REFUSE DE ME JETER DANS CETTE ACTUALITE NAUSEEUSE STOP EN ESSAYANT AINSI DE COMBATTRE LE DELIRE QUI SE RECONSTITUE DANS LA POSITION MEME QUI PRETEND LE COMBATTRE JE NE PARVIENS QU’A LE RECONSTITUER EN MOI-MEME STOP JE ME RAPPELLERAI QUE CE PETIT SPECTACLE D’IMPORTANCE SECONDAIRE N’EST PAS AUSSI SERIEUX QU’IL VOUDRAIT SE CROIRE STOP CE N’EST QU’UNE DES MANIFESTATIONS LES PLUS ARRIEREES D’UN RADICALISME CROISSANT DANS LA SOCIETE STOP JE N’AI AUCUNE THEORIE A DEFENDRE STOP JE N’AI QUE MOI-MEME A DEFENDRE STOP DONC JE NE M’OCCUPERAI DE CETTE SORTE DE CHOSE QUE LORSQU’ELLE COMBAT DIRECTEMENT MON ACTIVITE STOP C’EST MIEUX DE CASSER LA GUEULE A CES GENS OU DE RIRE D’EUX QUE DE PERDRE MON TEMPS ET MON ENERGIE EN RUMINANT LA MANIERE DE LES DEMASQUER STOP QUE L’ESPRIT DE BEETHOVEN DONT J’AI ECOUTE LA MUSIQUE PENDANT QUE JE TAPAIS CELA ET QUI A PEUT-ETRE COMMENCE PAR M’INSPIRER RESTE AVEC MOI STOP C’EST-A-DIRE QUE LORSQUE JE FERAI QUELQUE CHOSE DE GRAND CES PETITS ENNUIS PRENDRONT LEUR JUSTE PLACE STOP LE POINT-BLANKISME SI JE N’ARRIVE PAS A OCCASIONNER TA CHUTE PAR MES PROPRES PROJETS ALORS QU’ON M’APPELLE UN PRO-SITU STOP SINCEREMENT LUDWIG VAN KNABB  (18 février 1973)

La critique de Point-Blank dans Remarques sur le groupe Contradiction, qui était originellement assez longue pour constituer à elle-même une brochure, a par conséquent été condensée pour en laisser juste assez pour exposer quelques tendances principales dans l’activité pro-situationniste américaine à l’état naissant, représentées par ceux qui étaient à ce moment leur manifestation la plus substantielle et la plus visible; et pour faire un peu de bruit, susciter un peu de polémique polarisatrice.

De même, d’autres éléments de Remarques qui n’auraient relevé que d’une simple compensation psychologique furent éliminés ou du moins réduits. Je m’abstint de débattre de divers sujets dont le véritable objet n’aurait été que de donner une image plus favorable de mes activités, ou démontrer que j’étais capable de traiter de tel ou tel sujet.

Pendant la deuxième semaine de mars, je me trouvais dans un état d’agitation fébrile, avec une énergie que je n’avais pas eue depuis l’enfance. À tout moment je tentais de me couper l’herbe sous les pieds. Je visais particulièrement à m’opposer à tout sérieux défensif en m’exposant constamment l’absurdité et la sottise de mon moi. Quelquefois, quand il n’y avait personne autour de moi, je me promenais dans la rue en chantant des associations libres et riais de moi-même. J’étais possédé, oscillant entre une lucidité joyeuse et une peur de sombrer dans la folie. Mon caractère me devenait presque palpable et réagissait par des phénomènes physiques, ainsi qu’avec des “pots-de-vin” théoriques (comme l’association complémentaire du tortionnaire et de la personne “sympathique” qui regrette la nécessité désagréable de la torture, dont on pourrait se passer si seulement la victime était “raisonnable”). D’un côté, les tactiques critiques-analytiques (analyse quotidienne des rêves, etc.) commençaient à devenir répétitives et à perdre leur efficacité, et l’initiative nécessaire à les dépasser commençait à me manquer. De l’autre côté, les “pots-de-vin” se faisaient presque plus nombreux que ce dont j’avais besoin ou que ce que je pouvais prendre en main. Le texte sur Contradiction, issu du retour de tant d’événements qui avaient été refoulés dans notre passé, avait commencé de prendre des proportions qui menaçaient de m’engloutir, tout comme les projets dans Contradiction étaient devenus si grands qu’ils avaient fini par nous lasser et nous rendre incapables de les achever. (L’augmentation continue de matériel pour un texte sert souvent également de tampon défensif, cernant et neutralisant les formulations les plus audacieuses et tranchantes.) Donc, dans la mesure où je pouvais voir et maîtriser la situation j’acceptai Remarques comme la “rançon” d’une reconstitution caractériologique qui était en tout cas inévitable. Utilisant la narration chronologique comme matière première, j’ai réécrit le texte, qui se concentrait cette fois non pas sur l’histoire de Contradiction mais sur ce que j’en avais à dire, les conclusions que je pouvais en tirer. J’appliquai également plusieurs techniques analytiques que j’avais employées sur moi-même à l’écriture de la brochure (“brainstorming”, etc.).

Avec l’achèvement et la publication de Remarques, l’équilibre caractériologique — quoique peut-être un peu relaché ou “étendu” — s’est largement rétabli.

KEN KNABB
Janvier 1976

 


NOTE

1. Comparer les nombreuses histoires de science-fiction où l’humanité est en proie à une sorte de parasite psychologique. Souvent le protagoniste, devenu temporairement “libre”, éprouve une montée subite d’intelligence et de pouvoir: le parasite se maintient en maintenant l’homme dans l’ignorance de ses propres capacités. Une grande partie de la fascination pour de telles histoires provient du fait qu’elles extériorisent comme une puissance littéralement étrangère la domination de l’humanité présente par la marchandise (tout comme ce genre connexe d’histoire d’androïdes présente des machines littérales qu’on peut à peine distinguer des humains).



Version française de Affective Détournement: A Case Study. Traduction de Daniel Denevert et Ken Knabb (1976), révisée en 2006 par KK et Hélène Fleury. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

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