BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Les pépins, c’est mes oignons(1)


 

Lettre de loin
Remarques sur “Remarques”
Quelques clarifications
Bulle papale
Le préalable
Quelques refus aisément prévisibles
Le Bureau au Japon
Nouvelles du Bureau

 

 

Lettre de loin


(...) Mais il n’y a pas seulement les obstacles “personnels”, il y a aussi ceux qui tiennent aux conditions du moment présent de cette époque; conditions, qui inévitablement déterminent notre activité, se traduisent pour nous en découragement, en hésitations, en perplexité. D’une manière très injustifiée, mais malheureusement indéniable, nous ne sommes jusqu’à présent qu’une très petite minorité à avoir sur les bras presque toute la responsabilité, non pas vraiment du projet situationniste lui-même pour lequel bien des gens se sentent aujourd’hui plus ou moins confusément concernés, mais de sa politique théorique, négligée partout ailleurs que chez nous, ou envisagée selon le point de vue des idéologies révolutionnaires classiques.

(...) En règle générale, la plupart [des révolutionnaires] comprennent encore trop mal ce qui doit et vaut d’être fait, et comment le faire. La plupart du temps, nous serions plus disposés et immédiatement capables de faire ceci, mais c’est plutôt cela — qui va nous demander plus d’effort abstrait — qui va nous paraître plus urgent et plus stratégique à accomplir. Par exemple, tu as pu te hisser à l’avant-garde de la lutte mondiale pour la théorie-pratique, mais c’est dans une zone du monde où les premières banalités — et surtout une façon heureuse de s’en servir — sont encore presque inconnues. Tu te trouves ainsi placé devant cette contradiction que, pour te faire comprendre et faire avancer ton projet, il te revient pour une grande part de continuer à faire passer vers l’extérieur d’abord les banalités de base jusqu’à un seuil irréversible (qu’il faut déterminer selon la taille et les habitudes propres aux États-Unis) avant de n’avoir plus à parler qu’au meilleur niveau où tu peux le faire et, alors seulement, beaucoup plus selon tes désirs propres. Une des difficultés de cette tâche est que tu ne peux pas t’y prendre comme si tu étais encore dans l’Europe de 1960-67 (comme le font à divers titres Point-Blank et Diversion), mais que tu ne peux pas faire non plus comme si tu parlais simplement dans l’Europe de 1974. Tu as à accomplir un énorme travail de propagande classique en plus de tes tâches plus actuelles; mais pour faire tout ceci, il est impensable de la faire de deux manières différentes (par ex. un langage rudimentaire pour les masses et un plus raffiné pour les révolutionnaires plus avancés), il te faut donc trouver le style d’expression et d’action qui concilie efficacement ces deux pôles de ta pratique.

(...) Il manque aujourd’hui au moins une trentaine de livres essentiels, c’est-à-dire une trentaine de thèmes fondamentaux qui jusqu’à présent n’ont été développés nulle part. Et il y a au moins autant d’hypothèses qui mériteraient d’être explorées sérieusement. Pour ne noter que celles-là, il y a une dizaine de perspectives et projets tout à fait judicieux qui sont consignés dans le Débat d’Orientation de l’I.S., et qui n’ont pas encore trouvé de suite. (Si personne ne fait rien d’ici là, je m’amuserai un jour à les énumérer publiquement). Toutes ces pages qui restent blanches pour la théorie, c’est le scandale de l’ “activité” des révolutionnaires auquel je fais allusion dans la Misère de la Théorie. (...)

Jusqu’à maintenant, j’ai pu principalement développer — pour moi-même et un peu publiquement — une sorte de théorie de la théorie. (...) Rien n’est formellement, et moins encore définitivement, établi; je n’y vois qu’une sorte de plate-forme, permettant d’affronter l’incertitude de notre entreprise et de limiter le plus habilement possible la part d’arbitraire qu’il y a dans chacun de nos choix. (...)

(Nous pourrons ultérieurement sur la base préalable de ces développements nous appliquer plus résolument à ce que l’on nomme une stratégie d’agitations; mais il faut voir que, si une politique d’agitation serait impossible ou dérisoire si nous voulions l’organiser à partir du point où nous nous trouvons présentement, une présence publique même minime de notre activité actuelle constitue déjà en elle-même une agitation.)

Comme souvent on le perd de vue, la critique de la vie quotidienne n’est pas seulement la critique de ce que l’organisation sociale actuelle met positivement, ou trace en négatif, dans la vie quotidienne des individus; elle est aussi la critique de tout le reste qui assure le fonctionnement de cette société, et à quoi la vie quotidienne des individus ne pourra commencer à accéder à moins d’une révolution. On oublie par exemple que, si “la pensée de Marx est bien une critique de la vie quotidienne”, pour tenir une telle affirmation il est complètement indifférent de savoir quelle était la richesse ou la pauvreté relatives de la vie de l’individu Marx. La question de sa “richesse” se résout suffisamment dans le fait d’avoir pu faire ce qu’il a fait. La pensée de Marx est déjà une “critique de la vie quotidienne” par ce seul fait d’avoir parlé de la société de classes d’une manière anti-idéologique, en tranchant avec les méthodes et les représentations par lesquels cetté société se présente. Je dois dire que je me trouve en opposition théorique et pratique complète avec tout ce courant situationniste qui ne se représente comme critique révolutionnaire que ce qui peut apporter un “enrichissement” immédiat de sa vie quotidienne, et qui évidemment en partant de ce point de vue “n’enrichit” jamais rien. (...)

J’envisage aussi de faire une sorte de Remarks périodique, pour pouvoir régler en un seul endroit tous mes comptes. Ceci, pour éviter les mises au point éparses, emmerdantes à réaliser et moins efficaces parce que le plus souvent elles ne sont connues séparément que par les gens directement concernés, et non comme faisant partie de l’ensemble d’une pratique et d’une stratégie précise. (...)

À propos de la publication à Paris du Débat d’Orientation(2):

Il est souhaitable que l’héritage de l’I.S. — et par cette médiation, l’héritage de l’ensemble de la théorie révolutionnaire et du vieux mouvement ouvrier — appartienne toujours plus à l’époque entière; il est souhaitable surtout qu’il y trouve plus rapidement plus d’héritiers compétents; et nous savons rarement nous-mêmes toucher ces héritiers. La publication du Débat à l’avantage de mettre ces éventuels héritiers devant la vérité brute d’une organisation, et non plus seulement devant l’interprétation de cette vérité (quelle que soit la justesse de cette interprétation) aux formules soigneusement pesées, d’une lecture qui, sans le témoignage concret du Débat, est inévitablement abstraite et extérieure (la Scission).

Avec le Débat, le lecteur se trouve cette fois concrètement en face des hésitations, des faiblesses, des questions laissées sans réponses; et aussi, bien sûr, devant des qualités et des perspectives utilisables pour sa propre action. (...) Cette publication contribue à faire se résorber le mythe de l’I.S., ou ses séquelles, dans des questions pratiques concrètes. (...)

Une objection qu’on ne va pas manquer de nous faire (...) c’est qu’en faisant ainsi, nous choisissons, précisément à cause des noms glorieux qui sont attachés à ces textes, d’en alimenter un usage encore plus débile. Nous ne pouvons évidemment pas nous masquer l’usage imbécile qui va en être fait; mais en alimentant volontairement cet usage imbécile, nous créons aussi dialectiquement la possibilité d’un usage meilleur, c’est-à-dire que contre cet usage débile nous allons en obliger certains à imposer un usage meilleur de ces textes, à faire respecter leur vérité agréable, mais aussi leur vérité pénible, comme la vérité de leur propre engagement.

En compromettant cet aspect de la vérité de l’I.S. dans la publicité, nous avons un peu plus compromis le “public” avec la vérité de l’I.S.

Le choix du titre “Ex-Internationale...” qui a été adopté sur ma proposition, participe de ma tactique théorique — développée dans Misère de la Théorie — de considérer l’I.S. et son action théorico-pratique au passé. Il est bon que perdant toute référence encourageante à l’extérieur chaque révolutionnaire se sente seul devant sa tâche, c’est-à-dire qu’il se sente seul à devoir en prendre les responsabilités, sans le confort même d’une étiquette; ce qui est le premier pas vers l’autonomie et vers la possibilité d’associations révolutionnaires sans militants. En faisant ainsi, je ne fais en somme que continuer à faire ce que Debord avait commencé en cassant l’I.S.; si Debord était bien placé pour casser l’I.S. à l’intérieur contre tous ses membres abusifs, il est en revanche assez mal placé pour détruire le mythe de l’I.S. à l’extérieur, sans transférer aussitôt les inconvénients de ce mythe sur sa propre personne. Comme cela a déjà été noté par divers révolutionnaires, le mythe de l’I.S. ne peut être définitivement cassé que de l’extérieur.

En perdant l’I.S. comme référence, cette époque révolutionnaire se trouve maintenant seule avec elle-même (conclusion des Thèses sur l’I.S. et son temps). (...)

Pour les contacts éventuels avec d’autres révolutionnaires, afin de limiter les risques de m’engager dans les faux dialogues et d’associer directement ma personne aux relations politiques spectaculaires; pour ne pas alimenter le délire des spectateurs de la chose révolutionnaire; pour éviter les pertes de temps; pour éviter de me faire à la chaîne des ennemis personnels, ou au moins pour ne pas avoir à les connaître, je refuse désormais de rencontrer ou de correspondre avec qui ne s’est pas lui-même déjà franchement compromis dans une activité. Pour moi, il ne s’agit plus d’aller me rendre compte si les interlocuteurs sont sincères ou malhonnêtes, courageux ou lâches, intelligents ou non, assez libérés à notre goût, de savoir ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, de moi, ou ce qu’ils pensent tout court; mais de juger, avant même d’avoir à vérifier tout cela, jusqu’à quel point de l’expérience pratico-théorique ils ont su mener eux-mêmes leur propre vie, c’est-à-dire jusqu’à quel point ils se sont compromis avec la révolution, comme en définitive moi-même j’ai pu le faire. (...)

(Daniel Denevert à Ken Knabb, février 1974)

 

Remarques sur “Remarques”


Les réponses à ma brochure Remarques sur le groupe Contradiction et son échec (mars 1973) ne font qu’étaler la suffisance, le manque d’imagination, l’impuissance, le raccrochement obstiné aux illusions — en un mot, le comportement d’autruche — du milieu que j’y ai critiqué.

Un émissaire de Point-Blank à Paris a annoncé que j’étais un imbécile, un con et “l’ennemi numéro un de Point-Blank”, et que si jamais il me rencontrait, il me casserait la gueule. D’autres, critiqués moins directement, étaient néanmoins déconcertés par le fait que j’avais le cran (ils diraient plutôt la bêtise) de critiquer mes propres erreurs. Dans une démarche si incompatible avec la bravade situationniste courante, ils ne pouvaient voir qu’une forme étrange de masochisme exhibitionniste. Le groupe anglais Piranha a fourni le modèle: “Knabb lui-même annonce dans ses ‘Remarques’ qu’il est encore un pro-situ! Quel exercice futile! Il semble déterminé à se noyer dans sa propre merde.” Bien sûr, les membres de Piranha n’ont aucune souillure pro-situ. S’ils en avaient il y a quelques années, la lecture de La véritable scission les ont convaincu qu’ils n’en avaient plus aucune; du moins, si quelques doutes subsistaient encore, ils vont prendre soin de ne pas les “annoncer”. En fait, cet aspect de Remarques était conçu précisément pour saper ce genre de suffisance, particulièrement chez les Américains naïfs qui jusque là avaient tendance à faire peu de cas de la question du “pro-situationnisme” en la réduisant à une bizarre affaire française, mais qui désormais doivent essayer anxieusement de comprendre les critiques du pro-situ pour savoir si tout cela aurait par hasard quelque chose à voir avec eux-mêmes. Ayant entendu dire que d’être “pro-situ” est une mauvaise chose, ils sont prêts à le mettre dans le même sac que leurs autres tabous idéologiques (à côté de “l’idéologie”, par exemple). Mais il leur faut d’abord apprendre ce que cela veut dire! Le temps est révolu où il suffisait de se déclarer situationniste pour l’être.

Quelques lecteurs ont reconnu que ce que j’ai écrit était peut-être vrai, mais se sont demandés pourquoi j’avais pris la peine de diffuser à tant de gens une brochure sur un sujet si “spécialisé”. En envoyant cette brochure à tous les correspondants de Contradiction, je savais bien que la plupart d’entre eux la recevraient avec une incompréhension ébahie. Mais la forme critique et non-narrative du texte, relativement inaccessible aux gens passifs, le rend d’autant plus utile à ceux qui se heurtent à des problèmes semblables dans leur propre pratique. Remarques, ainsi que d’autres textes du même genre qui ont commencé à paraître, seront d’autant mieux compris que les activités qu’ils discutent deviennent moins “spécialisées”.

D’autres, au contraire, ont trouvé banales ou insignifiantes bien des choses discutées dans Remarques. En fait beaucoup de projets prometteurs ont fait naufrage suite à l’ignorance de telles banalités. Je ne connais aucun groupe radical, pas même l’I.S., qui n’ait pas fait presque toutes les erreurs que j’ai signalées à propos de Contradiction (en présumant que le groupe soit assez radical pour affronter des problèmes à ce niveau).

La critique d’un texte pour avoir “omis” quelque chose (à moins qu’il ne s’agisse d’un “mensonge par omission”) est l’indication par excellence de l’incapacité à saisir le processus du négatif. Ainsi Remarques a été critiqué pour ne pas avoir présenté une perspective globale et mesurée de la Nouvelle Gauche. Mais ce n’était pas son but. Mon texte était principalement une critique, une correction de l’orientation de Contradiction envers ce mouvement (et d’abord de son acceptation de la notion même d’un tel “mouvement” unifié); une critique de la manière par laquelle nous avions abordé une certaine tâche. D’autres se sont inquiétés de ce que la brochure n’était pas étayée d’un tas de trucs sur “l’histoire”, “le prolétariat”, etc.

Si quelques lecteurs croyaient que la brochure n’était pas suffisamment situationniste, d’autres l’ont trouvée trop situationniste. Certains anciens combattants (y compris quelques ex-membres de Contradiction), abasourdis par les exigences traumatisantes de la pratique situationniste, auraient voulu refouler toute cette affaire. Cette tendance, qui préfère fouiller dans le monde moins ardu de l’ultra-gauchisme, s’inquiète du fait qu’en attaquant certains aspects du milieu situationniste, je ne jette pas la méthode avec l’eau sale de l’idéologie. Tout comme certains voient la révolution comme une perturbation regrettable et accidentelle, due à des “agitateurs étrangers”, d’une société qui sans cela marcherait bien, cette tendance voit dans les débats polémiques et les scissions une perturbation regrettable et accidentelle d’un mouvement révolutionnaire qui, sans cela, progresserait bien.

D’autres encore veulent invoquer “l’époque” comme l’explication finale de l’échec “total” de tous les groupes situationnistes. S’ils se sont manifestés publiquement dans le passé, ils dénoncent ce passé en bloc (y compris tous les aspects méritoires); tandis que d’autres, dont les dossiers sont impeccables parce que vierges, se dressent pour cracher dédaigneusement sur tous les autres. Voilà la clé de leur rage contre mon activité “sordidement” concrète. Comment puis-je oser affronter cette expérience, chercher les moments du choix? “Quel est l’intérêt d’énoncer les échecs de la période antérieure?” a dit l’un d’entre eux, comme si, une fois signalée une erreur importante, tous les autres moments dans le terrain inévitablement très contrasté et confus qu’est celui de l’expérimentation révolutionnaire moderne devaient être rejetés comme également erronés ou inutiles. Ceux qui évitent de faire face à leurs propres échecs subissent un affaiblissement de leur capacité de compréhension. Même s’ils restent partiellement capables de formulations perspicaces, leur refus de se rendre compte de leurs aveuglements, ou leur obstination à s’accrocher à des positions non dialectiques, inhibe inévitablement tout effort théorique ultérieur.

Suite à la parution de Remarques et de ma traduction de Reich, mode d’emploi, certains ont eu la naïveté d’imaginer que je conduisais des “séances pour casser le caractère”. En fait, si la composition de Remarques était favorisée par une expérimentation personnelle simultanée, j’ai précisé à plusieurs reprises que je ne tiens pas de telles percées personnelles pour révolutionnaires en soi (dans la réimpression de Remarques de décembre 1974, j’y ai signalé la seule phrase qui puisse être ainsi mal interprétée). La seule séance capable de casser le caractère définitivement, c’est la révolution. Remarques n’était pas une tentative d’améliorer ma condition psychologique, mais de saisir un moment de l’histoire et de le renverser.

 

Quelques clarifications


Certains se sont demandé pourquoi nous courions (moi et d’autres) le risque de mener notre activité de façon si publique, sous nos propres noms. Nous reconnaissons évidemment que la clandestinité est de mise dans les pays staliniens ou fascistes, ou ailleurs dans la mesure où de telles activités comportent un élément significatif d’illégalité. Mais les tâches théorico-pratiques particulières que nous nous sommes fixées, tout en tirant un avantage considérable de la continuité publique qui nous permet de corriger des malentendus ou des falsifications, d’exposer le contexte cohérent et les applications concrètes de notre activité, etc., comportent assez peu de risque. Tant que nous sommes peu connus, on nous tiendra pour inoffensifs et on ne tiendra aucun compte de nous (le spectacle est dans une grande mesure victime de sa propre image de son opposition); dans la mesure où certains d’entre nous deviendront plus connus (ce qui sera simplement un effet accessoire du progrès de la révolution), notre suppression passerait d’autant moins inaperçue et ne ferait qu’attirer plus d’attention sur nos thèses sans nuire à leur efficacité. Si certaines de nos thèses restent quelque peu “occultes”, c’est à cause de leur nature intrinsèque (elles sont temporairement inaccessibles à bien des gens à cause de l’ignorance imposée socialement), non pas parce que nous les garderions secrètes en vue d’un coup d’État. Par contraste avec les chefs des groupes terroristes ou néo-bolcheviques, nous ne sommes aucunement indispensables à “notre” mouvement. L’État ne peut pas contrôler la révolution en faisant quelque chose contre nous ou en nous faisant faire quelque chose, parce que la révolution est justement là où nous la voulons: hors de notre contrôle.

* * *

Les ruptures et les exclusions chez les situationnistes ont souvent été assimilées sarcastiquement aux purges staliniennes. En fait ces deux choses ne pourraient guère être plus dissemblables. Dans les bureaucraties staliniennes le Parti domine toute la vie sociale, tandis que les révolutionnaires — comme le prolétariat en général — ne dominent même pas leur propre vie. Ainsi, être exclu du Parti revient à être privé de toute participation (aussi réduite puisse-t-elle être) à l’appareil dirigeant et des avantages matériels qui en découlent (sans parler de la possibilité de prison, de torture, d’exécution, d’exil, etc.); tandis qu’être exclu d’un groupe révolutionnaire ne comporte aucune privation sauf peut-être celle d’un peu de prestige stupide. En Occident la même “liberté d’expression” confusionniste qui permet les polarisations ouvertes, les rend nécessaires. Il n’y a aucun “droit” de participer à une activité qui n’ouvre droit à aucun privilège. La question d’éventuelles “injustices” ou de décisions contestées se résout très simplement: quelqu’un qui a quelque chose à dire fera sentir sa présence malgré toutes les tentatives de le dénigrer ou de l’ignorer. Il est évident que si un individu repoussé ou exclu se révèle incapable de s’engager dans une activité autonome, cela confirme sa juste séparation d’une activité collective avec des participants soi-disant autonomes. Sans parler de ceux dont l’activité ultérieure va dans une direction toute autre.

* * *

Le lecteur ne trouvera pas la totalité dans cette revue, mais seulement un certain nombre de formulations dont la relation à la totalité est évaluée. Ceux qui redisent tout dans chaque texte présupposent un lecteur qui ignore tout et qui ne sait ni ne veut faire des explorations par lui-même; et cette tactique spectaculaire est le meilleur moyen de s’assurer qu’il restera toujours ainsi. Bien que nous ayons (moi et quelques autres) consacré une attention toute particulière à examiner le processus de l’activité révolutionnaire moderne — et d’abord en signalant l’importance même de ce processus, qui a été si scandaleusement négligé partout ailleurs —, “l’étroitesse” qu’on m’a reprochée tient en partie au simple fait que je commence là où je me trouve. Le choix des sujets qui sont traités ici est quelque peu arbitraire, et n’implique pas forcément que d’autres sujets n’ont pas d’importance. Rien n’est en dehors de notre projet, mais bien des vérités ne méritent pas d’être énoncées parce que cela ne ferait aucune différence si elles n’étaient pas vraies. “Je me trompe rarement, n’ayant jamais caché que je n’ai rien à dire sur de multiples sujets que j’ignore, et gardant habituellement à l’esprit plusieurs hypothèses contradictoires sur le développement possible d’événements où je ne distingue pas encore le saut qualitatif” (Guy Debord, dans le Débat d’Orientation).

 

Bulle papale(3)


Dans une brochure dirigée principalement contre Daniel Denevert (voir “Un anti-Denevert” in Chronique des Secrets Publics), le groupe Point-Blank me qualifie de soi-disant “pape d’un milieu sous-situ”. “Le dernier allié de Denevert, Ken Knabb, a bâti une carrière sur son échec organisationnel et sur son association commerciale avec le statisticien de l’I.S., Jean-Pierre Voyer.” Parmi les papes, généralement connus plutôt pour leur infaillibilité et leur astuce organisationnelle, je suis sans doute le premier qui ait bâti une carrière sur l’étalage de mon “échec organisationnel”. Cette sorte de paranoïa malveillante ne peut voir dans toute activité qui contredit la sienne que des intrigues et des marchés conclus dans les coulisses.(4)

En fait Jean-Pierre Voyer n’a rien eu à faire, surtout pas économiquement, avec la publication américaine de sa brochure Reich, mode d’emploi, qui fut financée par deux amis et moi, “association commerciale” qui nous a rapporté une perte d’environ 1000 francs. (Par ailleurs, toutes les autres publications auxquelles j’ai participé ont été également à perte, à une exception près: un ouvrier d’une imprimerie a tant aimé le Traité de Vaneigem qu’il en a imprimé notre édition de la première partie pour moins que le prix coûtant de l’impression.) Ma relation avec Voyer ne corrobore guère la tentative de Point-Blank de me caractériser comme un de ses “suiveurs”. Peu avant l’achèvement de ma traduction de sa brochure, je lui ai écrit pour la première fois à propos de quelques questions sur ce texte. En juin 1973 je l’ai édité, ainsi qu’une affiche-comic qui l’annonçait et des extraits d’une de ses lettres sous le titre “Discrétion est mère de valeur”. Cependant, quand je l’ai rencontré quelque mois plus tard, Voyer s’est révélé bien inconscient du développement ou de l’application concrète possibles de plusieurs de ses thèses antérieures, et je lui ai dit que son désengagement mégalomane du mouvement réel empêchait une relation substantielle entre nous. Depuis lors, l’ “Encyclopédie” de Voyer a été éditée sous le titre Introduction à la Science de la Publicité (Champ Libre, 1975), livre qui, bien qu’il contienne par ailleurs plusieurs idées partiellement utiles, est empreint d’un fétichisme de son concept central, et de Hegel, dont la philosophie n’est pas réellement détournée parce qu’elle n’est pas suffisamment dévalorisée.

Quant à Daniel Denevert, j’ai maintenu avec lui une correspondance et une collaboration particulièrement proches pendant les deux dernières années, ce qui a favorisé une meilleure coordination géographique de nos activités et surtout un échange précieux d’idées et d’expériences. Mais mes relations avec lui et avec les autres membres du CRQS n’ont jamais été formalisées, et elles ont été menées dans le cadre décrit dans l’Avis à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent que j’ai publié en novembre 1974 avec mes camarades de la région de San Francisco. Bien que j’aie employé quelquefois le “nous” d’auteur, le Bureau des Secrets Publics n’a toujours représenté que moi-même. S’il y a un certain accord entre moi et quelques autres, il ne provient pas d’une décision hiérarchique, mais de la réalité. Par exemple, la plupart des publications éditées au cours des trois dernières années par les signataires de l’Avis ont été achevées avant d’être montrées aux autres; et je n’avais même pas eu connaissance de plusieurs projets qui s’inscrivaient fortement dans la ligne des miens, avant qu’ils ne fussent édités.

Le seul fait d’exercer une certaine influence (qui pourrait être simplement l’influence de la vérité ou d’une activité exemplaire) ne constitue évidemment pas une hiérarchie, à moins qu’une telle influence ne soit exercée pour renforcer son unilatéralité ou l’image de son absence. C’est un étrange “pape” qui renvoie constamment les gens à leur propre responsabilité. En dernière analyse, quoi que l’on puisse dire sur le mérite de telle ou telle tactique éducative ou démystificatrice, il appartient principalement à “l’opprimé” de prendre l’initiative de supprimer sa dépendance hiérarchique. Ceux qui mettent la responsabilité sur les “chefs” ne font qu’en chercher de meilleurs. Notre mouvement ne dépend pas de l’espoir de trouver les chefs habilement “auto-négateurs” de la mythologie léniniste ou anarchiste. Les gens devraient démythifier eux-mêmes les notions de qualité surhumaine des théoriciens révolutionnaires, ainsi que la mystification inverse qui consiste à les considérer comme “seulement” des théoriciens, qui “ne font rien” qu’écrire. Ceux qui nous accusent d’ “arrogance” et de “manipulation” n’ont pas pensé à ce qu’ils disent: “rebuter des gens par son arrogance” est la dernière chose que font les manipulateurs. C’est invariablement ceux qui nous disent qu’ils peuvent nous comprendre, mais que les masses n’en sont pas encore capables, qui nous qualifient d’ “élitistes”! Nous nous conduisons envers les autres comme s’ils étaient autonomes — pour le cas où ils le seraient, et pour nous assurer qu’en tout cas ils le soient par rapport à nous.

 

Le préalable


Divers individus, voulant gagner sur les deux tableaux, nous abordent en privé pour nous faire savoir qu’ils sont d’accord avec nous, tout en nous faisant part de leurs critiques des milieux douteux d’où ils sont venus. Ces gens-là, qui ne valent rien, ont toujours l’idée étrange qu’ils sont les plus précieux, que nous devrions être reconnaissants de leur intérêt, parce que “si vous ne pouvez parler avec nous, vous risquez de n’avoir aucun interlocuteur”. Ils supposent qu’ils peuvent faire une rencontre intéressante, voire même trouver une place parmi nous, sans semer la perturbation chez eux. Ne s’étant aucunement compromis publiquement, ils restent libres, une fois que comme d’habitude nous les avons repoussés, de retourner à leur ancien milieu, où ils parlent à tort et à travers de leurs “relations” avec les situationnistes, tout en maintenant une image d’autonomie (nous n’aurions pas réussi à les “convaincre” de nous “rejoindre”, etc.). Par exemple, un ancien membre de la “Brigade Venceremos” (sorte de Peace Corps pour la néo-colonie antillaise de Russie) s’est adressé au groupe Contradiction. Quand je l’ai rencontré, il m’a expliqué comment ils avaient convenu de supprimer divers détails gênants de la vie à Cuba, pour mieux la décrire en termes purement chaleureux. Pourtant, à ma connaissance il n’a jamais énoncé publiquement ces révélations intéressantes, apparemment parce qu’il était trop occupé par la recherche de quelque projet radical à faire.

Pour cette raison, le Bureau rejette automatiquement toute personne qui s’adresse à lui sans avoir ouvertement défendu les thèses dont elle prétend reconnaître la vérité, et sans avoir réglé ses comptes avec sa propre situation. Quand il s’agit des milieux les plus compromis, il leur faut les dénoncer et les quitter avec le maximum de bruit et de clarté.

 

Quelques refus aisément prévisibles


En plus de la rebuffade évidenté réservée à divers soi-disant interlocuteurs, depuis des Églises populaires jusqu’à des cryptomaoïstes, en passant par une assez grande gamme de nihilistes fanas des médias [media-freak nihilists], voici quelques-unes des propositions concrètes que j’ai refusées avec toute la grossièreté qu’elles ont méritée:

- de “prendre contact” avec “l’organisation reichienne italienne”;
- d’écrire des articles pour la revue Guerrilla Art;
- de fournir des renseignements sur le Bureau à un écrivain professionnel qui faisait un article sur “le mouvement néo-reichien actuel” pour la revue Human Behavior.

 

Le Bureau au Japon


En mars 1974 Tommy Haruki a adressé une lettre à divers groupes anarchistes et libertaires partout dans le monde, en proposant de les présenter aux camarades japonais par l’intermédiaire de la revue du CIRA-NIPPON (Centre internationale de recherche sur l’anarchisme) et en ajoutant: “Vos remarques sur les problèmes actuels de l’anarchisme seraient bienvenues aussi”. J’ai répondu, en partie:

(...) Nous pensons que l’anarchisme reste une opposition abstraite au système parce qu’il n’a pas essayé sérieusement de comprendre la société moderne ni de développer une théorie révolutionnaire cohérente. Dans l’ensemble, les anarchistes ne possèdent rien d’autre qu’une foi pitoyable en l’étiquette “Anarchie”. Ils sont allergiques à la rigueur; la plupart d’entre eux affichent leur confusion et leur incapacité d’accomplir la moindre tâche pratique comme si c’était une vertu. Ils justifient le fait qu’ils ne prennent pas de sanctions concrètes contre leurs ennemis, ni de décisions pour clarifier et développer leur propre pratique (en rejetant les spectateurs et les partisans passifs, par exemple), en invoquant un “antiautoritarisme” abstrait. De sorte qu’ils finissent par n’avoir rien que leurs bonnes intentions frustrées.
      Je joins une copie de quelques thèses sur l’anarchisme, extraites de La Société du Spectacle de Guy Debord, que vous pourriez trouver utiles.
      Nous sommes certainement d’accord avec vous pour penser que “ce dont nous avons besoin ici et maintenant n’est pas une anthologie de doctrines millénaristes ni d’oeuvres révolutionnaires du passé” et qu’ “un échange de renseignements courants, de critiques mutuelles et d’interactions relatives aux expériences actuelles” est essentiel; non pas dans le but éclectique de rassembler une masse d’ “idéologies”, mais comme un pas vers la précision, vers la lucidité, vers le développement d’une théorico-pratique de plus en plus cohérente dans le nouveau mouvement révolutionnaire.
      Dans ce contexte, le présent dialogue initié par le CIRA est bien minimal. En fin de compte, par exemple, nous trouverions plus intéressant de prendre contact avec un seul camarade japonais qui fût consciemment et pratiquement d’accord avec les activités du Bureau, qu’avec une centaine de “libertaires” avec qui nous ne partagerions que quelques vagues sympathies. Mais il est normal que les premières tentatives internationalistes du nouveau mouvement commencent à partir de bases relativement confuses et passent nécessairement par des médiations assez banales. (...)

Haruki a assuré que les thèses de Debord et la plus grande partie de ma lettre étaient publiées dans la revue du CIRA (Anarchism no. 4, août 1974), en faisant remarquer que ces critiques s’appliquaient parfaitement au milieu anarchiste japonais: “La parution de vos critiques dans leur revue (...) sera une pilule amère pour eux et pour tous les autres libertaires de cet acabit.” [Omise: l’ancienne adresse de Haruki.]

 

Nouvelles du Bureau


Deux de mes brochures étaient éditées par le CRQS en 1974, Remarques sur le groupe Contradiction et son échec, traduit par Daniel Denevert (avril), et Double-Réflexion, traduit par Joël Cornuault (novembre), toutes les deux avec ma collaboration. “Remarques sur le style de Double-Réflexion” (extraits d’une lettre de moi à Cornuault) a été réimprimé dans Chronique des Secrets Publics. De notre côté, Robert Cooperstein, Dan Hammer et moi avons édité une traduction de Théorie de la misère, misère de la théorie de Denevert (septembre 1974), suivi de la Déclaration à propos du Centre de Recherche sur la Question Sociale et un chapitre de l’ancienne brochure de Denevert, Pour l’intelligence de quelques aspects du moment.

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En novembre 1974 Double-Réflexion était réimprimé en Angleterre par Spontaneous Combustion. [Adresse périmée omise.]

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Des extraits d’une lettre de moi à Jean-Pierre Voyer et d’autres (octobre 1973) ont été reproduits dans la revue Implications d’Isaac Cronin et Chris Shutes.

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La plupart des publications du BPS — y compris la présente revue — ont été éditées à 2000 exemplaires.

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On peut examiner une collection de toutes les publications du BPS aux bibliothèques suivantes:

- Berkeley Public Library (“Boss Files”, Reference Room), Shattuck et Kittredge, Berkeley.
- Tamiment Library, Bobst Library Building, 70 Washington Square South, New York City.
- Institut Internationale de l’Histoire Sociale, Cruquiusweg 31, Amsterdam 1019, Pays Bas.

La section “Préhistoire” de cette collection comprend également la plupart des publications du CEM, du groupe 1044 et de Contradiction. J’ai diffusé séparément quelques exemplaires de l’Introduction à cette collection (juillet 1973).

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[Omises: les adresses (maintenant toutes périmées) du CRQS et des signataires de l’ “Avis”.]

KEN KNABB
Janvier 1976

 


NOTES DES TRADUCTEURS

1. En anglais: Trouble Is My Business (titre d’un livre de Raymond Chandler).

2. Débat d’orientation de l’ex-Internationale Situationniste, responsable de la publication: Joël Cornuault (Centre de Recherche sur la Question Sociale, Paris, 1974).

3. Jeu de mots: Bull = bulle (au sens papal), mais également bullshit (littéralement, merde de taureau) = conneries, foutaises.


NOTE D’AUTEUR

4. Dans la brochure At Dusk: The Situationist Movement in Historical Perspective, qui est parue juste avant que cette revue soit envoyée à l’imprimerie, deux anciens membres de Point-Blank (le groupe étant maintenant dissout) consacrent plusieurs pages à une critique des “knabbistes”. Leur polémique contre nous s’inscrit dans leur habitude des critiques infantiles et spécieuses, y compris celle de nous attribuer de nombreuses positions et mobiles que nous n’avons jamais eus ni exprimés.



Version française de Trouble Is My Business. Traduit de l’américain par Ken Knabb et des amis français. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

Anti-copyright.

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