BUREAU OF PUBLIC SECRETS


 

 

Notes et comptes-rendus

 

 

Josef Weber et Contemporary Issues
Le monde à l’envers
Todd Gitlin sur les années 60
Une pitoyable biographie de Kenneth Rexroth
Comment mal traduire les textes situationnistes

 

 


 

Josef Weber et Contemporary Issues

Contemporary Issues: A Magazine for a Democracy of Content [Questions contemporaines: revue pour une démocratie de fond] était publiée à Londres et à New York entre 1948-1970. Une revue soeur, Dinge der Zeit (Cologne), a édité certains des mêmes articles en allemand. Le plus important contributeur était Josef Weber (1901-1959), qui a écrit sous les pseudonymes de Ernst Zander, William Lunen et Erik Erikson.

Les participants de C.I. étaient arrivés à des positions semblables à celles de Socialisme ou Barbarie et d’autres groupes ultra-gauchistes de l’après-guerre — reconnaissance du fait que les régimes staliniens étaient des formes de capitalisme d’État, rejet de la forme d’organisation léniniste d’un parti d’avant-garde, etc. Ils différaient de ces groupes en rejetant également la notion de lutte de classe, considérant qu’il s’agissait maintenant d’une “révolution majoritaire” dans laquelle tout le monde cesserait dès le début de participer en tant que travailleur ou sous n’importe quel autre statut social antérieur. Par “démocratie de fond” [littéralement: démocratie de contenu, par opposition à la démocratie de forme] ils voulaient dire une démocratie authentique, embrassant tout et totalement participative (ce qui impliquerait le dépassement de l’État et du système marchand), par opposition à la démocratie représentative des sociétés actuelles.

En plus de disséminer de l’information sur toutes sortes de questions contemporaines, de la science et de l’éducation jusqu’aux crises économiques et mouvements anticolonialistes, les participants de C.I. ont pris part à des campagnes contre les essais nucléaires, contre la remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest et contre l’apartheid sud-africain. Ils étaient aussi parmi les premiers à soulever les questions écologiques (les premières études de Murray Bookchin sur le sur-développement urbain et sur les dangers des pesticides et des additifs dans la nourriture sont parues sous forme d’articles dans C.I. dans les années 50). En 1956, ils ont mené une campagne énergique en faveur d’un soutien armé aux révolutionnaires hongrois. Une de leurs principales thèses était que le stalinisme et le capitalisme occidental, malgré leur opposition apparente, opéraient effectivement comme un “partenariat d’intérêts” qui se renforçaient mutuellement. Le stalinisme (en maintenant l’ordre dans les régions qu’il contrôlait aussi bien qu’en représentant l’image d’une pseudo-alternative qui rendait confus et pervertissait les efforts d’opposition dans d’autres pays) a aidé les pouvoirs occidentaux à maintenir leur autorité; tandis que ces derniers, malgré leur semblant de dénonciation de la “tyrannie communiste”, ont pris soin de ne rien faire pour contribuer concrètement à son renversement (en refusant, par exemple, d’envoyer les armes anti-chars dont les insurgés hongrois avaient un besoin si désespéré) et, pour maintenir le spectre d’une menace plausible, dissimulaient le fait que la Russie et ses satellites étaient en fait incroyablement mal gérés et appauvris — diagnostic que l’histoire récente a confirmé de façon flagrante.

Les participants de C.I. se sont efforcés d’organiser leurs activités radicales de telle façon qu’elles incarnent déjà les traits essentiels de la société qu’ils voulaient créer; ou du moins qu’elles résistent aussi longtemps que possible à la tendance constante de tout mouvement d’opposition sous le capitalisme à dégénérer en fétiche, en fin en soi, en bureaucratie soucieuse de se perpétuer et de protéger ses propres intérêts. Une des conséquences de cette approche, c’est qu’ils étaient parmi les premiers à pratiquer systématiquement l’anti-copyright. Ils ne voyaient pas leur revue comme l’expression d’un groupe particulier, mais comme un forum ouvert à un débat public permanent. Alors que beaucoup de publications font semblant de solliciter des réactions des lecteurs, c’était l’essence-même de la stratégie de C.I. Ils envisageaient la prolifération de mouvements radicaux-démocratiques en même temps que de plus en plus de gens entreraient dans des débats qui seraient conduits avec la plus grande franchise, honnêteté et rigueur, en pensant que ce genre de dialogue était déjà en lui-même un dépassement de l’ignorance et de l’isolement produits par le système, ainsi qu’une préfiguration de nouveaux rapports sociaux.

À ma connaissance, il n’y eut jamais aucun contact entre C.I. et les situationnistes, ni même aucune conscience de leur existence mutuelle avant la fin des années 60. Des membres de l’I.S. ont rencontré Bookchin puis ont rompu avec lui en 1967, mais à cette époque celui-ci avait déjà quitté C.I. et était devenu un idéologue anarchiste. Le chapitre sur l’organisation révolutionnaire dans The Power of Negative Thinking de Robert Chasse (1968) a incorporé un certain nombre des idées de C.I., et dans une “Réponse à Murray Bookchin” parue plus tard dans cette même année Chasse et Bruce Elwell ont critiqué brièvement la notion de révolution majoritaire de C.I. Dans son avant-dernier numéro (n° 53, décembre 1969) C.I. a reproduit, approbateur, De la misère en milieu étudiant de l’I.S., en notant que, bien qu’ils ne soient pas d’accord avec l’emploi par l’I.S. de certains termes traditionnels tels que “prolétariat” et “conseils ouvriers”, ils croyaient que les perspectives des situationnistes et de C.I. présentaient peu de différences fondamentales.

Ce qui était vrai. Il pourrait donc être intéressant de considérer certaines de leurs différences.

1) C.I. examinait des questions dans les moindres détails, en documentant leurs thèses et en répondant patiemment à des questions, à des objections et à des malentendus. L’I.S était beaucoup plus concise, mentionnant brièvement un point auquel C.I. aurait consacré tout un article. Bien sûr, cette différence pourrait s’expliquer en partie par des contextes différents: l’I.S. avait moins besoin d’entrer dans les détails des horreurs du colonialisme ou des dangers de la radiation nucléaire parce que de telles informations étaient déjà assez bien connues (en partie à cause de publications antérieures comme C.I.). Mais c’est également une question de stratégies différentes. La méthode de C.I. est plus appropriée quand il faut établir le bien-fondé de ce qu’on avance et réfuter les apologistes officiels. Les situationnistes, se rendant compte que de tel débats font souvent fonction de spectacles de diversion, pensaient qu’il était plus urgent de trancher dans le vif, de tailler dans la surabondance de l’information et de mettre le doigt sur quelques points essentiels. Ils savaient qu’une fois qu’ils auraient fait cela, d’autres gens seraient tentés de poursuivre leurs propres projets dans les domaines de leurs compétences ou de leur préoccupations, en poursuivant des recherches plus approfondies s’il le fallait.

2) C.I. était plus “tolérant”. Tandis que l’I.S. refusait de nombreuses formes de dialogue comme une perte de temps, et a souvent rompu avec des gens pour des raisons assez subtiles, les participants de C.I. étaient généralement disposés à discuter patiemment avec toute personne de bonne foi. On doit néanmoins constater que C.I. n’a pas évité quelques ruptures et polémiques passionnées, et que Weber, en particulier, était tout aussi caustique que les situationnistes quand il s’agissait de dénoncer la duplicité des gens en positions de pouvoir ou d’influence. Ce n’est pas le lieu pour approfondir cette question complexe, que j’ai abordé ailleurs et qui a été examinée en détail dans plusieurs articles de l’I.S., sauf pour dire que, bien que ma tendance personnelle soit de préférer la manière plus douce de C.I., et que je croie qu’elle pourrait être opportune dans beaucoup de situations, je pense qu’il faut reconnaître au caractère “impitoyable” de l’I.S. un plus fort impact en provoquant les gens à voler de leurs propres ailes.

3) Culturellement, C.I. était plus traditionnel que l’I.S. Considérant le dadaïsme, le surréalisme et d’autres courants d’avant-garde modernes comme tout au plus des symptômes délirants de la décomposition capitaliste, Weber revenait aux meilleures valeurs de la culture humaniste classique, parlant avec enthousiasme de Rabelais, Sterne ou Diderot, analysant le “Ring” de Wagner comme symbolique de l’essor et de la chute de la société bourgeoise, faisant la satire de sa bête noire, Thomas Mann, avec des vers dans le style Goethe, ornant ses diatribes avec de longues citations de Heine ou de William Cobbett. Les situationnistes, eux aussi, connaissaient bien évidemment les meilleures réalisations du passé, mais les utilisaient avec beaucoup plus de modération, en en reprenant seulement quelques rares aperçus pertinents et en considérant la source comme presque sans importance. Je crois que cette différence est largement affaire de goût. Personnellement, je prends plaisir à lire un article de 50 pages de Weber sur Jacques le fataliste de Diderot, mais j’imagine que la plupart des gens préféreraient la concision des situationnistes.

4) Sans aucun doute l’I.S. a été beaucoup plus influente. Non seulement peu de gens ont entendu parler aujourd’hui de C.I., je ne crois pas qu’il était bien connu même à l’époque. Malgré des débuts prometteurs, C.I. n’a jamais réussi à engendrer un “mouvement pour une démocratie de fond” notable (bien qu’il ait peut-être contribué indirectement à la notion de “démocratie participative” qui s’est manifestée au début des années 60). Par contre, l’influence modeste qu’il a eu semble avoir eu presque tout le temps valeur d’exemple.

De toute façon, je crois que cette expérience de 22 ans présente un rare mélange de rigueur et d’ouverture d’esprit dont nous pouvons encore aujourd’hui tirer des leçons. Les vieux articles de C.I. me semblent toujours intéressants et instructifs, par opposition à la plupart des autres publications radicales, anciennes ou récentes. Et Weber est l’un des plus brillants et provocants des théoriciens radicaux que j’ai jamais lu, bien que je reconnaisse que ses idiosyncrasies ne soient pas du goût de tout le monde.

Malheureusement, les numéros de Contemporary Issues ne sont disponibles nulle part sauf dans quelques grandes bibliothèques universitaires, et il est peu probable qu’on voie la réédition de quelque article dans un proche avenir. Pour l’instant j’ai mis en ligne The Great Utopia de Weber (1950), texte qui a servi de base de discussion au commencement du groupe. Plus tard, si un intérêt suffisant s’exprime, il se peut que j’en ajoute d’autres. [En 2005 jai ajouté un autre article de Weber: The Problem of Social Consciousness in Our Time (1957).]

 


 

 

Le monde à l’envers

Dans les révoltes millénaristes de la fin du Moyen Âge, les aspects reflétant une “psychologie de masse” religieuse semblent — du moins avec le recul — prédominer sur les aspects personnels, individuels. Bien qu’ils aient été assez actifs, les insurgés avaient tendance à se voir comme des pions sur l’échiquier d’une lutte surnaturelle plus vaste. Pendant la Révolution anglaise (1640-1660) la religion reste le système de référence officiel, mais il semble que l’on assiste à l’apparition d’une plus grande “individuation”. C’est la première révolution qui donne l’impression d’être vraiment moderne. Tout est remis en question, et cela beaucoup plus généralement et explicitement que pendant n’importe quelle période antérieure. Nous n’avons plus besoin des procès-verbaux judiciaires ou des polémiques hostiles pour en déduire les positions des tendances rebelles. Les gens parlent pour eux-mêmes et ils prennent soin d’être entendus. Un libraire de l’époque a collectionné plus de 23 000 différents tracts et brochures polémiques publiés entre 1641 et 1662.

Cette “liberté fourmillante”, décrite dans The World Upside Down: Radical Ideas During the English Revolution de Christopher Hill (Penguin, 1972) [Le monde à l’envers: les idées radicales au cours de la Révolution anglaise (Payot, 1977)], fait presque parfois penser aux festivités contre-culturelles des années 60: des gens deviennent dingues de toutes sortes de fantaisies, certains étant évidemment victimes d’illusions folles (se prenant par exemple pour des prophètes ou de nouveaux messies), alors que d’autres se laissent aller plus ou moins consciemment dans des “trips”, jouant de nouveaux rôles, allant jusqu’au bout des conséquences les plus extrêmes des idéologies extrémistes prêchées de tout côté. Le sens de l’ironie est très répandu: bien des remarques citées par Hill ont l’air d’être des réponses ironiques à des observateurs conservateurs. Il est souvent difficile de distinguer entre ceux qui ont réellement vu les événements dans les termes religio-apocalyptiques et ceux qui n’ont utilisé ces termes que pour camoufler des aventures plus mondaines — dans bien des cas cela n’était probablement pas clair pour eux-mêmes. Niveleurs, Chercheurs, Divagateurs, Quakers, Diggers et d’autres sectes et tendances innombrables ont fluctué et se sont entremêlés. Bien des gens semblent avoir comparé les différentes sectes religieuses et/ou politiques avant de se décider, passant de l’une à l’autre tout comme le font les gens aujourd’hui. Malgré la persistance des lois contre le blasphème ou rendant obligatoire la pratique religieuse (lois qu’il était souvent impossible de faire respecter), des milliers de gens ordinaires (et non pas seulement des bohèmes marginaux) commettaient des actes d’un anticonformisme scandaleux qu’on ne laisserait pas passer aujourd’hui dans bien des régions du monde. Les distinctions entre le sacré et le profane se sont estompées — on discutait des questions religieuses dans les tavernes, certains prétendant que Dieu leur parlait quand ils étaient ivres, tandis que d’autres enlevaient leurs vêtements à l’église à l’imitation d’Adam et Ève. Les moeurs changeaient sans arrêt. Des siècles après, on pouvait encore en voir des vestiges dans le refus des Quakers d’enlever leur chapeau devant quiconque, au motif que cela serait idolâtre, et dans leur usage des termes archaïques comme “thee” et “thou”, qui exprimait leur refus d’employer ce qui était alors la forme plus subordonnée de “you”, même en parlant à une personne socialement supérieure. Les hiérarchies sociales et économiques sont contestées — avec le plus de cohérence par le digger Gerrard Winstanley, mais aussi de façon plus ou moins radicale par beaucoup d’autres qui ne pouvaient s’empêcher de remarquer le contraste entre les enseignements spirituels et les réalités matérielles: “Quand Adam bêchait et Ève tissait, qui était alors un gentilhomme?” Un polémiste conservateur s’est lamenté sur le fait que les éléments radicaux “ont jeté tous les secrets de l’art de gouverner en pâture au vulgaire et ont enseigné à la soldatesque comme au peuple comment pénétrer si loin dans les profondeurs de sorte que tout gouvernement s’en trouve ramené à la confusion des principes primitifs de la nature... Ils ont rendu le peuple si curieux et si arrogant qu’il ne retrouvera jamais assez d’humilité pour se soumettre à une autorité civile.”

Christopher Hill a écrit plusieurs autres livres intéressants sur la même période (sur Cromwell, Milton, Bunyan, etc.) et a présenté un recueil des écrits de Gerrard Winstanley. On trouvera un commentaire plus court sur Winstanley et les Diggers dans le chapitre 10 de Communalism: From Its Origins to the Twentieth Century de Kenneth Rexroth (Seabury, 1974).

 


 

 

Todd Gitlin sur les années 60

The Whole World Is Watching: Mass Media in the Making and Unmaking of the New Left de Todd Gitlin (University of California Press, 1980) [Le monde entier regarde: le rôle des médias dans la création et la destruction de la Nouvelle Gauche] est à certains égards plus utile que les livres de Noam Chomsky sur le rôle falsificateur des médias. Tandis que Chomsky met l’accent sur la falsification “textuelle”, Gitlin prête plus attention aux aspects “contextuels” plus subtils (par exemple, le “cadrage” trompeur des informations) et à leur corrélation avec des actions radicales. Chomsky dénonce principalement le camouflage des atrocités dans le Tiers-Monde qui, quoique évidemment très importantes pour les gens concernés, ne sont en pratique que des spectacles par rapport à ses admirateurs (spectateurs qui tirent leur fierté de la consommation passive de l’information plus fiable que celle consommée passivement par les spectateurs ordinaires, tout en applaudissant passivement des politiciens plus “progressistes”). Le livre de Gitlin traite des questions moins dramatiques mais plus directement pratiques — telle ou telle tactique de la Nouvelle Gauche a-t-elle favorisé une participation radicale plus consciente? Tel genre de reportage a-t-il rendu les choses confuses au point de décourager telle participation? — questions qui pourraient avoir un rapport avec le choix des individus entre différentes actions. Alors que Chomsky ne lance pas un véritable défi à ses lecteurs ni aux “masses” en général, Gitlin les implique dans son étude. Pour lui, il ne s’agit pas seulement de découvrir comment les médias ont manipulé la Nouvelle Gauche, mais pourquoi les gens de la Nouvelle Gauche étaient prédisposés à de telles manipulations. De quelle façon leurs tactiques et leurs formes d’organisation ont-elles favorisé cette manipulation? Quelles alternatives étaient possibles?

Malheureusement, Gitlin ne fait pas le meilleur usage de ses constatations. Au lieu de mettre en question le rôle des “leaders” en tant que tel, il ne cherche qu’à en minimiser les abus (“le mouvement n’a pas bien compris la différence entre une direction légitime et l’autoritarisme”; la base “n’a pas réussi à donner des signaux clairs à ses leaders”). Au lieu d’affronter le système spectaculaire, il cherche à tâtons quelque méthode intermédiaire entre celle des Yippies et d’autres leaders-vedettes, qui consistait à adapter leurs activités aux médias (en s’adressant principalement à ceux-ci et en les ménageant), et l’abdication, honorable mais inefficace, du rôle de leader-vedette par des gens comme Mario Savio ou Robert Moses. “Entre l’abdication et la mise en avant pyramidale de célébrités, il restait un choix étroit, à savoir essayer d’utiliser carrément les médias pour disséminer des idées sans tomber dans le piège des usages du monde de la célébrité. (...) La question se pose donc: dans quelles circonstances des mouvements pourraient-ils réussir à faire rendre des comptes à leurs leaders, à les empêcher de sombrer dans le monde du vedettariat, et à les encourager plutôt à utiliser les médias pour des buts politiques tout en minimisant les inconvénients pour eux-mêmes et les mouvements à la fois?” (p. 178).

Gitlin connaît depuis longtemps la critique situationniste du spectacle (son article de 1971 sur ce sujet est cité dans “The Blind Men and the Elephant”), mais il ne la mentionne jamais dans ce livre, sans doute pour donner un plus grand semblant d’originalité à sa propre invention, “the floodlit society” [la société sous les projecteurs]. En se privant ainsi de la perspective cohérente qui aurait pu relier ses aperçus épars, il retombe dans des inepties sociologiques. Un des sondages qu’il cite a conclu que les gens qui n’ont jamais participé à une manifestation contre la guerre “avaient tendance à accepter la version médiatique des événements, tandis que les manifestants ne l’avaient pas acceptée. Autrement dit, les spectateurs qui avaient le moins d’expérience directe face aux situations en question étaient plus vulnérables aux cadrages médiatiques” (p. 245, c’est lui qui souligne). Avions-nous besoin d’une enquête pour nous rendre compte de cela? Suivant le protocole universitaire, il se limite aux généralisations les plus circonspectes (“Cela semblerait indiquer que...”; “Dans son article sur tel sujet, le professeur Untel a suggéré que...”) — hypothèses sur lesquelles “il faut faire plus de recherches”, subventionnées bien sûr, et dont on laisse entendre que les auteurs en seraient très capables. Dans ce petit monde renversé, un fait n’est pas reconnu avant d’avoir être traité officiellement. Même en parlant des événements que Gitlin lui-même a vécu, il dit: “Nous en sommes réduits à faire des déductions faute d’information. On n’a pas enregistré d’observations systématiques, il n’y a pas eu d’inventaires systématiques des spectateurs, ni de sondages avant-après...” (p. 140).

Dans son livre postérieur, The Sixties: Years of Hope, Days of Rage (Bantam, 1987) [Les années 60: années d’espoir, journées de rage], Gitlin abandonne cette pseudo-objectivité ridicule et présente un bon récit de la décennie à travers ses propres expériences comme participant (il était entre autre un des premiers leaders du SDS). Au moins dans une certaine mesure il voit au-delà des apparences spectaculaires, en reconnaissant combien il est trompeur de voir les années 60 comme pouvant être représentées par quelques célébrités et événements fameux:

Mais tout cela n’était rien de plus que la surface médiatisée d’un bouleversement social. Le coeur autrefois solide de la vie américaine — le ciment de loyauté que les gens offrent aux institutions, certifiant que l’ordre actuel va durer et mérite de durer — cette loyauté, dans certains secteurs, se décomposait. (...) Les gens sans la moindre affiliation à la Gauche organisée disaient “les règles, on s’en fout”. Ils redéfinissaient (comme C. Wright Mills l’avait espéré autrefois) les problèmes personnels comme étant des questions publiques, considérant les vieux liens comme un esclavage et les brisant, et rendant publiques leurs souffrances diverses. (...) Au Vietnam, bien que certaines troupes aient suivi les ordres au point de massacrer des civils, d’autres ont “fraggé” [tuer ou blesser à l’aide d’une grenade] des officiers particulièrement durs. Des anthropologues revendiquaient leur indépendance vis-à-vis de la C.I.A., des urbanistes mettaient leurs connaissances à la disposition des organisations communautaires; des physiciens essayaient de trouver du travail sans rapport avec l’armée; des étudiants de troisième cycle protestaient contre les cursus obligatoires. Des lycéens portaient des badges aux slogans radicaux interdits, des séminaristes rejoignaient les courants les plus radicaux de la résistance anti-guerre, des femmes quittaient leurs maris, des maris quittaient leurs femmes, des adolescents fuguaient de chez leurs parents, des prêtres et des religieuses s’étaient mariés (parfois les uns avec les autres), et les gens qui ne faisaient rien de tout cela parlaient avec ou à propos des gens qui le faisaient. Tout comme des soldats ont affronté les officiers, des reporters ont affronté les rédacteurs en chef; des médecins, les hôpitaux; des patients, les médecins; des prisonniers, les geôliers; des artistes, les conservateurs de musées. Des questions subversives ont engendré des piquets de grève, des sit-ins, et un vaste réseau d’organisations enchevêtrées, de collectifs, de publications, de conférences, une grande tempête de revendications non négociables, de comités radicaux, de démocratie participative et d’ “auto-organisation personnelle”. [pp. 343-344]

Des passages comme celui-ci donnent une bonne idée de ce qui se passait, sans aucun besoin de “sondages avant-après”. L’analyse faite par Gitlin n’a rien d’extraordinaire (on pourrait la situer grosso modo dans la ligne dominante de la Nouvelle Gauche avant sa dégénérescence stalinienne) et il admet qu’il avait relativement peu de connaissances sur les aspects contre-culturels du mouvement (que je crois avoir été en fin de compte plus importants que les aspects étroitement politiques). Mais dans ses limites son livre est un des plus instructif sur cette période.

Son livre le plus récent, The Twilight of Common Dreams: Why America Is Wracked by Culture Wars (Holt, 1995) [Le crépuscule des rêves communs: pourquoi l’Amérique est tourmentée par des guerres culturelles], est une contribution utile à la critique nécessaire du politiquement correct.

 


 

 

Une pitoyable biographie de Kenneth Rexroth


“Mark Twain était-il schizophrène? Van Wyck Brooks a établi sa propre réputation de critique avec un livre prouvant qu’il l’était. T.S. Eliot, qui a fourni à deux générations de professeurs leur mince stock d’idées, a dit qu’il l’était. (...) Vu d’un petit bureau dans un département de littérature de province, avec des rangées de livres d’Henry James et de Sören Kierkegaard sur les étagères et de malheureuses étudiantes glissant sous la porte leurs exercices de “création littéraire” — vu de cette hauteur, Mark Twain paraît certainement bien étrange.
      Je crois que tout cela n’est que balivernes. Trop peu de critiques de son espèce ont écrit sur Mark Twain. Le problème est que Mark Twain n’a pas de pairs au milieu de ce XXe siècle américain. (...) Il était un homme qui connaissait la vie. Un homme de ce monde américain du XIXe siècle où des présidents de la république chiquaient et où des milliardaires ne connaissaient pas l’orthographe. (...) Les gens qui prétendent psychanalyser Twain ne sont pas capables de comprendre cet homme qui tutoyait des cow-boys aussi bien que des duchesses. (...) Étant donné qu’ils sont terrifiés par un simple cocktail donné par un autre personnage littéraire, qu’ils n’ont eux-mêmes aucun savoir-faire social et qu’ils se mettent en rage quand leurs bizuts ne peuvent voir le rapport entre la Summa Theologica et les romans de James Fenimore Cooper, ils pensent que Mark Twain doit être un imposteur, en plus d’un fou.”

—Rexroth, Assays


Kenneth Rexroth était, lui aussi, un homme qui connaissait la vie. Même si son monde était assez différent de celui de Twain, il était tout aussi éloigné des petites inepties du milieu universitaire qu’il a raillé de façon si drôle. Et il a souffert du même manque de véritables pairs. La plupart des gens qui ont écrit sur lui n’ont pas la moindre idée de quoi il s’agit vraiment. S’ils aiment sa poésie, ils ignorent ses opinions politiques; s’ils aiment celles-ci, ils sont perplexes face à son mysticisme; s’ils aiment son mysticisme, ils sont choqués par sa truculence. Mais peu d’entre eux ont été aussi hostiles et incompréhensifs que sa propre biographe, Linda Hamalian (A Life of Kenneth Rexroth, Norton, 1991).

Préoccupée de fouiller dans les problèmes matrimoniaux de Rexroth et de dénoncer son prétendu sexisme, Hamalian montre peu d’intérêt pour les aspects exemplaires de sa vie et peu de connaissance de la plupart de ses champs d’activité. Elle peut à peine se résoudre à dire quoi que ce soit de positif sur lui, sans le compenser par quelque chose d’avilissant. Si elle est forcée de mentionner qu’il a traduit plusieurs volumes de poétesses chinoises et japonaises, au point même de s’incarner dans un personnage féminin dans la série de poèmes attribués à “Marichiko”, ce qui semblerait lui donner de meilleures références “pro-femme” que la plupart des autres poètes masculins de son époque, elle interprète cela comme une tentative tardive de compenser son “objectivation des femmes” (p. 353). Si une de ses femmes lui écrit une lettre pleine d’amour et d’admiration, Hamalian ne se demande pas si cela pourrait suggérer qu’il avait peut-être quelques qualités qui rachèteraient ses défauts; elle réplique d’un ton cassant: “En effet Rexroth avait de la chance de jouir d’une dévotion si pure, qu’il l’ait méritée ou non” (p. 185). En dehors de ce thème récurrent de sexisme, il n’y a aucun sujet qu’elle étudie en profondeur ni même auquel elle semble beaucoup s’intéresser. Dans les rares occasions où elle interrompt son activité de colporteuse de ragots pour discuter ses écrits, ses remarques sont généralement banales et parfois d’une incompétence embarrassante. Elle décrit, par exemple, “deux essais” de Rexroth sur Henry Miller sans remarquer qu’il s’agit du même essai, qui est simplement reproduit dans deux livres différents (p. 134), et elle fonde une interprétation bizarre de son poème “Yugao” (le nom d’un des personnages du Dit du Genji) sur la supposition erronée qu’il ferait référence au terme sanscrit yuga (p. 161).

Elle est même plus ignorante encore quant aux activités politiques de Rexroth. Sa participation au I.W.W. dans sa jeunesse, ses diverses activités radicales dans les années trente, le Conseil Randolph Bourne, organisation antiguerre qu’il a formée pendant la Seconde Guerre mondiale, tout cela n’est que très brièvement mentionné, en passant. N’importe quel biographe passablement bien disposé aurait sauté sur des sujets aussi fascinants, sur lesquels, hélas, nous ne savons encore que très peu de choses, et qui auraient montré Rexroth sous un jour très favorable par comparaison avec les mésaventures politiques de tant d’autres de sa génération. De la même façon, l’aide qu’il a apportée pendant des années aux objecteurs de conscience passe presque inaperçue — des deux ou trois fois où ce sujet est mentionné, il est bien caractéristique que ce soit une fois parce qu’il apparaît dans une correspondance citée par Hamalian pour démontrer combien Rexroth manquait de considération envers une de ses femmes (p. 214). Le Cercle Libertaire, organisation d’une importance cruciale, n’a droit qu’à quelques passages épars s’élevant en tout à trois ou quatre pages dont, comme d’habitude, une portion notable est consacrée à la citation sans examen critique de rumeurs défavorables concernant Rexroth sur lesquelles elle est tombée. Il ne semble jamais être venu à l’esprit de Hamalian que les critiques qui ne mâchent pas leurs mots se font de nombreux ennemis, et qu’en présentant des versions différentes des événements il faut prendre en compte l’influence des antagonismes politiques et des rancunes personnelles (sans parler des éventuels souvenirs erronés ou des réinterprétations intéressées, etc.).

Pour n’en donner qu’un seul exemple, Rexroth a attribué la dissolution du Cercle Libertaire à des manoeuvres de certains soi-disant anarchistes qui étaient venus à San Francisco de New York, et il a prétendu qu’il avait découvert plus tard la preuve qu’ils étaient en réalité des membres du Parti Communiste chargés de le saboter (An Autobiographical Novel, pp. 520-521). C’est bien plausible — les staliniens agissaient couramment ainsi, et de manière pire encore. Rexroth avait-il raison, ou s’agissait-il d’une exagération ou d’une fantaisie (dont il faut convenir qu’il semble avoir parfois été coupable)? On pourrait supposer que la façon la plus logique de découvrir la vérité sur l’affaire serait d’interroger d’autres membres du Cercle. Hamalian, pourtant, préfère résoudre la question de la même façon remarquablement simple que la plupart des affaires conjugales ou autres débattues dans son livre: en présumant que quiconque a dit quelque chose contre Rexroth devait avoir raison. Elle s’est mise en contact avec les personnes mêmes qu’il avait accusées d’être des saboteurs staliniens et a accepté de façon inconditionnelle leur affirmation selon laquelle il se serait trompé! (A Life, pp. 181, 402).

Le livre de Hamalian m’a fait penser à la biographie semblablement hostile qu’Arthur Mizener a écrite sur Ford Madox Ford — personnage que Rexroth a beaucoup admiré et avec qui il présente pas mal de points communs. Alan Judd a récemment rectifié cette injustice dans un récit intelligent et sympathique (Ford Madox Ford, Harvard, 1991) qui, sans dissimuler les marottes de Ford, réussit à faire comprendre les qualités qui le rendent si intéressant. J’espère que quelqu’un fera de même pour Rexroth.

 


 

 

Comment mal traduire les textes situationnistes


Dans ma Bibliographie situationniste(1) j’ai mentionné que la plupart des traductions situationnistes sont déficientes. Il serait trop ennuyeux de les examiner en détail, mais voici de brefs exemples concernant les trois principaux défauts: excès de littéralité, excès de libertés, et simple négligence.

Pour commencer avec ce dernier, l’édition des Enragés et situationnistes... de Viénet par Autonomedia et Rebel Press est particulièrement bâclée. Elle comprend nombre d’erreurs linguistiques élémentaires — global = “total”, pas “global” [mondial] (p. 78); tout le monde = “everybody”, pas “the whole world” [le monde entier] (p. 97), etc. Plusieurs des illustrations ont des légendes erronées — “Committee for the Maintenance of Occupations” doit être remplacé par “Sorbonne assembly” (p. 6); “1881” par “1871” (p. 8); “portrait by Riesel” par “portrait of Riesel” (p. 33); “Beneath the abstract lives the ephemeral” par “Down with the abstract, long live the ephemeral” (p. 75); “You want to protect the bureaucrats’ future” par “You want to safeguard your future bureaucratic careers” (p. 111). Il y a beaucoup d’erreurs typographiques (sur la seule page 72, Kiel, Cronstadt et les Mulélistes sont tous mal orthographiés); de maladresses (à la page 18, “The action is yours to take” doit être “It’s your turn to play”); de confusions (Debray est prématurément enterré à la page 78: “funeral orations for [au lieu de by] the stupid Régis Debray”); et de négligences générales (dans la note 2 de p. 16, “Despite the S.I.’s obvious development of the historical thought issuing from the method of Marx and Hegel, the press insists on lumping the situationists with anarchism”, les mots en italique sont omis). L’appendice comprend la plupart des documents de l’édition originale, mais pas tous, et les omissions ne sont pas signalées. La gaffe la plus ridicule, dont il est difficile de comprendre comment elle a pu échapper à quiconque a la moindre connaissance des situationnistes, est le texte sur le quatrième de couverture qui qualifie l’I.S. de “groupe radical d’étudiants”!

Même si de telles erreurs ne semblent pas trop graves, il y a un effet cumulatif important. Chacune d’entre elles est reproduite chaque fois que le texte est copié ou réimprimé. Elles pourraient faire perdre beaucoup de temps à des milliers de lecteurs, obligés d’essayer de comprendre le véritable sens et qui pourraient de ce fait ne pas arriver à saisir un point clé ou même finir par agir sur la base d’une supposition erronée. S’il s’agit d’un texte important, quelqu’un devra le retraduire tôt ou tard. Pourquoi ne pas le faire correctement la première fois?

(Je dois peut-être mentionner qu’on m’a demandé de vérifier cette traduction. Je n’ai pas répondu parce qu’on s’est adressé à moi d’une façon agaçante. En tout cas, sauver le travail bâclé fait par quelqu’un d’autre ne m’intéresse en aucune façon, puisque cela impliquerait généralement de le refaire à partir de zéro. Les quelques rares cas où j’ai consenti à vérifier les traductions faites par d’autres étaient lorsque je savais que ces traductions avaient déjà été faites consciencieusement.)

Les traductions publiées par Chronos Publications sont l’exemple le plus évident d’une littéralité excessive. Le lecteur ne devinerait jamais que Debord et Sanguinetti sont des écrivains très éloquents, ni que Debord en particulier est presque toujours très lucide. Il faut remarquer au crédit des traducteurs de Chronos (Michel Prigent et Lucy Forsyth) qu’ils se sont efforcés d’atteindre la plus grande exactitude. Mais après avoir bien commencé en regardant l’original mot à mot pour être certains de saisir toutes les nuances, ils ont négligé de prendre un peu de distance pour essayer de concevoir comment une personne qui s’exprime bien le dirait en anglais. Cela aurait pu exiger un remaniement complet d’une phrase, en tenant compte du contexte, du déroulement du paragraphe entier, des différences dans les idiotismes et les syntaxes des deux langues, tout en faisant attention à tous les faux amis (les mots qui semblent identiques mais qui ont des sens différents). Le plus littéral n’est pas toujours le plus exact.

La maladresse des traductions de Chronos est si évidente pour toute personne dont l’anglais est la langue maternelle qu’elle n’a guère besoin d’être démontrée. Dans l’ensemble, la traduction faite par Lucy Forsyth du dernier film de Debord (In girum imus nocte et consumimur igni, Pelagian Press, 1991) représente peut-être un certain progrès par rapport à ses anciennes traductions chez Chronos, mais bien des passages sont encore gâchés par la même littéralité excessive:

Oeuvres cinématographiques complètes (Champ Libre pp. 209­210, Gallimard pp. 213-214):
     Pour justifier aussi peu que ce soit l’ignominie complète de ce que cette époque aura écrit ou filmé, il faudrait un jour pouvoir prétendre qu’il n’y a eu littéralement rien d’autre, et par là même que rien d’autre, on ne sait trop pourquoi, n’était possible. Eh bien! Cette excuse embarrassée, à moi seul, je suffirai à l’anéantir par l’exemple.

Version de Forsyth (pp. 20­21):
     In order to justify even in the slightest the complete ignominy of that which this epoch will have written or filmed, one day it will have to be claimed that there was literally nothing else, and by this token even that nothing else, one isn’t quite sure why, was possible. Oh well! Myself alone, I shall be the only one to consign this awkward excuse to oblivion, by example.

Version proposée:
     What this era has written and filmed is so utterly ignominious that the only way anyone in the future will be able to offer even the slightest justification for it will be to claim that there was literally no alternative, that for some obscure reason nothing else was possible. Unfortunately for those who are reduced to such a lame excuse, my example alone will suffice to demolish it.

Dans la première phrase Debord fait référence évidemment à l’ignominie de l’écriture et du cinéma de toute l’époque actuelle (son passé et son présent aussi bien que sa continuation présumée dans l’avenir); le temps “futur antérieur”, que Forsyth traduit avec une littéralité maladroite (“that which this epoch will have written or filmed”), est grammaticalement nécessaire en français pour s’accorder avec le point de vue rétrospectif des commentateurs futurs, mais il n’est pas nécessaire en anglais et ne sert qu’à embrouiller le sens de la phrase.Eh bien est une de ces interjections qui servent de liens entre deux parties d’une phrase, et qu’il vaut souvent mieux omettre dans les traductions; mais si on tient à le rendre, ce sera par “Well”, et non pas “Oh well”, ce qui a un sens tout différent. Il fait fonction d’introduction sarcastique pour la phrase suivante, dont le sens implicite est quelque chose comme “Well, unfortunately for them...” Dans la dernière phrase Debord ne dit pas qu’il sera forcément le seul exemple (en principe il pourrait y en avoir d’autres), mais que, même s’il est bien le seul, son exemple suffira.

À l’autre extrême, les traductions de Donald Nicholson-Smith sont en bon anglais, mais il prend parfois trop de libertés:

La Société du Spectacle (thèse 18):
     Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à l’abstraction généralisée de la société actuelle. Mais le spectacle n’est pas identifiable au simple regard, même combiné à l’écoute. Il est ce qui échappe à l’activité des hommes, à la reconsidération et à la correction de leur oeuvre.

Version de Black & Red (1977):
     Where the real world changes into simple images, the simple images become real beings and effective motivations of hypnotic behavior. The spectacle, as a tendency to make one see the world by means of various specialized mediations (it can no longer be grasped directly), naturally finds vision to be the privileged human sense which the sense of touch was for other epochs; the most abstract, the most mystifiable sense corresponds to the generalized abstraction of present-day society. But the spectacle is not identifiable with mere gazing, even combined with hearing. It is that which escapes the activity of men, that which escapes reconsideration and correction by their work.

Version de Nicholson-Smith (Zone, 1994):
     For one to whom the real world becomes real images, mere images are transformed into real beings — tangible figments which are the efficient motor of trancelike behavior. Since the spectacle’s job is to cause a world that is no longer directly perceptible to be seen via different specialized mediations, it is inevitable that it should elevate the human sense of sight to the special place once occupied by touch; the most abstract of the senses, and the most easily deceived, sight is naturally the most readily adaptable to present-day society’s generalized abstraction. This is not to say, however, that the spectacle itself is perceptible to the naked eye — even if that eye is assisted by the ear. The spectacle is by definition immune from human activity, inaccessible to any projected review or correction.

Version proposée:
     When the real world is transformed into mere images, mere images become real beings — dynamic figments that provide the direct motivations for a hypnotic behavior. Since the spectacle’s job is to use various specialized mediations in order to show us a world that can no longer be directly grasped, it naturally elevates the sense of sight to the special preeminence once occupied by touch; the most abstract and easily deceived sense is the most readily adaptable to the generalized abstraction of present-day society. But the spectacle is not merely a matter of looking, nor even of looking plus hearing. It is whatever escapes people’s activity, whatever eludes their practical reconsideration and correction.

Le remaniement assez libre fait par Nicholson-Smith donne souvent une perspective éclairante sur le texte de Debord, mais parfois au prix d’un obscurcissement du sens et de la structure dialectique de l’original. Ainsi, sa première phrase pourrait aider à rendre plus concret le sens en le présentant du point de vue d’un spectateur particulier, mais il risque en même temps de donner l’impression erronée que le spectacle n’est qu’une question d’états d’esprit d’individus plutôt qu’une réalité mondiale et objective. Dans la dernière partie de la phrase, je crois que l’addition du terme “figments” [êtres imaginaires] est une liberté acceptable (le mot paraît dans la phrase de Marx et Engels que Debord détourne ici); mais ces êtres ne sont pas forcément tangibles, le fait est qu’ils ont revêtu une vie autonome. Et le mot efficientes prend ici le sens de la “cause efficiente” d’Aristote — directe, immédiate, prochaine — plutôt que le sens ordinaire anglais [= efficace]. Dans la deuxième phrase, parler de “the spectacle’s job” [la tâche ou la fonction du spectacle] est peut-être une bonne façon d’éclaircir la question; mais elle est de nouveau obscurcie quand saisissable (“graspable”) est rendu par “perceptible” (si nous pouvons voir quelque chose, elle est évidemment perceptible, mais pas forcément saisissable). Dans les deux dernières phrases, il s’agit de ce qu’est le spectacle (selon Debord, pas “par définition”), et non pas s’il peut être vu ou entendu. En fait, la plupart des spectacles peuvent évidemment être vus ou entendus; le point souligné ici est que le spectacle — au sens le plus large du terme — ne se limite pas à ce seule aspect, mais comprend tout ce qui s’éloigne hors de notre prise, au-delà de notre contrôle, tout ce qui échappe à l’activité humaine (“immune from” [= immunisé contre] n’est pas tout à fait juste; et je ne vois pas quel est le sens du mot ajouté “projected” [= projeté] dans ce contexte).

Il faut reconnaître que c’est là un des passages les plus faibles de Nicholson-Smith. Dans bien des cas sa traduction représente une amélioration par rapport à la version publiée par Black and Red, qui suit de plus près l’original mais qui comprend de nombreuses erreurs et maladresses.

Je ne veux pas rabaisser ces traducteurs, qui se sont tous donné beaucoup de mal pour diffuser des textes importants. Il n’y a pas de traducteur de textes situationnistes qui n’ait fait au moins quelques erreurs comparables, et beaucoup ont fait pire. (En général, la plupart des versions qui se trouvent sur l’Internet sont même plus bâclées que les versions imprimées.) Il est notoire que la traduction est une tâche très difficile et ingrate. Souvent il n’y a aucun équivalent exact entre les deux langues et le mieux qu’on puisse faire est essayer de trouver la traduction la moins erronée. Je ne prétends pas que mes propres traductions soient parfaites, et je ne propose pas d’en faire de nouvelles. (Pour l’instant je suis occupé à améliorer mes anciennes versions de la Situationist International Anthology pour les mettre sur l’Internet.) Mais je pense que la plupart des traductions situationnistes souffrent encore du manque de l’exactitude et de la lucidité que méritent ces textes. Encore un peu plus de soins, camarades!

KEN KNABB
Mars 1999

 


NOTE DES TRADUCTEURS

1. Bibliographie parue dans la Situationist International Anthology, reproduite et mise au jour en permanence sur ce site.



Version française de Notes and Reviews. Traduit de l’américain par Ken Knabb et des amis français. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).

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