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Éloge de Kenneth Rexroth

 

 

Chapitre 2 : Magnanimité et mysticisme


 

HOFOUKOU (montrant des montagnes): “N’est-ce pas cela, la Réalité?”

CHOKEI: “Si, mais c’est dommage de le dire.”

(R.H. Blyth, Zen in English Literature and Oriental Classics.)


S’il me fallait choisir un seul texte pour illustrer ce que j’aime chez Rexroth, ce serait probablement son essai sur les romans chinois classiques. Dans le passage suivant il décrit les vertus de ces livres vastes et merveilleux:

Quelles sont ces vertus? D’abord, une parfaite maîtrise de l’art de la narration. Deuxièmement, l’humanité. Troisièmement, ce qui est une synthèse des deux premières, un ensemble de qualités qui devraient avoir un seul nom — la discrétion, l’humilité artistique, la maturité, l’objectivité, la sympathie totale, l’aptitude à révéler le macrocosme dans le microcosme, l’univers moral dans l’acte physique, les profonds enseignements psychologiques tirés de la futilité des circonstances fortuites, sans rien dire explicitement sur les “grandes questions”. C’est une qualité de style. C’est la qualité fondamentale du style le plus grand. Tout cela porte en fait un seul nom, bien que ce ne soit pas un terme habituellement considéré comme appartenant au jargon de la critique littéraire. C’est la magnanimité. L’antonyme, dirais-je, c’est la complaisance envers soi-même(9).

Rexroth déplore ensuite ce genre de complaisance littéraire chez presque tous les écrivains du XXe siècle, autant chez Proust, Henry James ou Jack Kerouac que dans le dernier succès de librairie. À la notable exception de Parade’s End(10) de Ford Madox Ford, le seul “roman important de mon époque qui soit absolument digne d’un lecteur adulte”:

Ford n’a pas affiché sa thèse; il ne s’est probablement pas rendu compte qu’il en avait une. Ses personnages ne philosophent pas. Il ne fourre pas sonnez dans leurs têtes avec du jargon psychanalytique. Il ne nous inonde pas du “flux de leur conscience”. Les choses se passent tout simplement, comme dans la vie, et le lecteur est laissé devant les faits, qu’ils soient brutaux, idiots ou magnifiques. Qu’il est facile de faire l’artiste, et difficile d’être mûr!

Dans tous les écrits de Rexroth on trouve des variations sur ce thème. Dans le grand théâtre, dit-il, “il doit y avoir de la profondeur psychologique et morale, mais que seuls doivent découvrir les spectateurs auxquels une telle profondeur est familière. Ces qualités ne pourraient être explicitées sans détruire l’unité dramatique.” Il partage l’opinion de Ford selon laquelle “Dostoïevski est coupable de la pire faute de goût lorsqu’il fait discuter ses personnages sur la profondeur du roman même où ils se trouvent”. “Ses héros aux âmes tourmentées ne sont pas des adultes. Ils parlent interminablement de tout ce dont tout adulte sait qu’il vaut mieux ne pas parler. Lorsqu’elle est aussi verbeusement détaillée, la tragédie cesse d’émouvoir le lecteur, et risque même de perdre toute vraisemblance.” Rexroth a une dilection toute particulière pour certains auteurs qui incarnent une sagesse tranquille, modeste, naturelle — Izaac Walton, biographe et pêcheur à la ligne; Gilbert White, naturaliste amateur; John Woolman, quaker antiesclavagiste —, tandis qu’il déteste la vanité des artistes qui se glorifient de leur prétendue mission:

Michel-Ange était
Tapageur, et horriblement
Prétentieux. Après tout,
Il ne lui est jamais rien arrivé
De plus qu’à nous autres.
Si vous avez une tragédie
À représenter, il faut le faire
Avec humilité,
Car vous servez
Le pain de la communion.

Dans son essai sur les écrits de Jules César, Rexroth dit: “La Guerre des Gaules et La Guerre civile recèlent, magistralement dissimulée, une philosophie des rapports humains que seules des personnes mûres peuvent comprendre, et qui est par elles seules visible. L’art de dissimuler ainsi est évidemment une preuve de maturité.” On pourrait en dire autant des écrits de Rexroth lui-même. Pour ce que je me propose de faire dans ce livre, je ne cite le plus souvent que ses déclarations les plus explicites; mais si on lit Rexroth d’un bout à l’autre, on verra qu’en général il traite des “grandes questions” avec tact, qu’il les laisse le plus souvent implicites, à deviner entre les lignes.

Mais là où il révèle sa philosophie de la vie, où il en résume les thèmes centraux d’un seul mot, c’est dans cet essai sur le roman chinois. Qui continue ainsi:

Pendant la Seconde Guerre mondiale j’ai connu un petit quaker d’une ferme de l’Indiana qui parcourait le pays à ses frais, et qui prenait la parole dans les réunions quaker pour réciter une définition de la magnanimité, telle qu’on la trouve dans le dictionnaire. Il disait qu’il était “venu avec ce texte parce qu’il pourrait vous être d’un grand secours”. En voici la définition:
     “Magnanimité (latin: magnanimitas). Grandeur d’âme; noblesse des sentiments; clémence; générosité. Qualité ou combinaison de qualités de caractère permettant de faire face au danger et aux ennuis avec tranquillité et fermeté, de dédaigner l’injustice, la mesquinerie et la vengeance, et d’agir et de se sacrifier pour de grands objectifs.”
     Après avoir dit cela, le petit quaker s’asseyait; et il se présentait à une autre réunion la semaine suivante. Cela me fut effectivement d’un grand secours durant ces terribles années, probablement plus que tout autre conseil.
     Un grand artiste ne saurait être victime de ses propres créations. Ce n’est que ce genre particulier de noblesse qui a assuré l’indépendance aux véritables créateurs. Homère la possède, Dante non. C’est une sorte de courage, comme dans le mot célèbre de Samuel Johnson: “La première des vertus, Monsieur, c’est le courage, parce que sans lui, il est parfois difficile d’exercer les autres.”

C’est le courage de supporter l’inévitable “ruine de toutes les splendeurs de la vie”, de se rendre à l’évidence “que l’amour ne dure pas éternellement, que les amis se trahissent, que la beauté se fane, que les puissants trébuchent dans le sang et que leurs cités brûlent”. Le “message” d’Homère, tel que Rexroth le résume et l’approuve, c’est que l’univers en soi n’a pas de sens, que tout est éphémère, que les seules valeurs sont celles que les gens inventent dans leurs rapports réciproques: “Ce qui dure, ce qui donne de la valeur à la vie, c’est la camaraderie, la fidélité, le courage, la magnanimité, l’amour, les rapports des hommes en communication directe. De là, et de là seulement proviennent la beauté de la vie, sa tragédie et son sens.”

Tout cela pourrait avoir l’air quelque peu “existentiel”, mais rien n’est plus étranger à Rexroth que cette philosophie de “l’angst pour l’angst”, qu’il qualifie de “métaphysique bonne pour des poltrons paralysés”. “Le prétendu dilemme existentiel ne me dit rien du tout. Son inventeur, Sören Kierkegaard, m’a toujours fait l’effet d’un malade qui se conduisait horriblement avec sa fiancée; un homme “qui a diablement besoin d’aide”, comme disent les psy. (...) Personnellement, je n’envisage pas mon existence comme une rencontre redoutable avec la réalité. Elle me plaît.”

Si Rexroth revient souvent sur “le sentiment tragique de la vie”, il arrive que ses ouvrages révèlent une conscience plus mystique. Ces deux attitudes pourraient sembler se contredire mutuellement; il les considère plutôt comme des perspectives complémentaires, également valables. Tantôt il les met en opposition, comme dans la dialectique de ses rêveries philosophiques; tantôt il les agence, comme dans ses pièces de théâtre, bâties sur des thèmes grecs tragiques mais qui, comme dans le théâtre no, ne s’achèvent pas en un dénouement, mais par une résolution transcendante des enchevêtrements du karma.

Il qualifie son point de vue d’“anarchisme religieux” ou de “mysticisme éthique”, et dans un passage, il préfère, plutôt que d’entrer dans les détails, renvoyer le lecteur à certains de ceux qui l’ont le plus influencé: “Pour une meilleure formulation, je vous renvoie aux oeuvres de Martin Buber, Albert Schweitzer, D.H. Lawrence, Jacob Boehme, D.T. Suzuki(11), Pierre Kropotkine, ou bien encore aux Évangiles et aux paroles de Bouddha, à Lao Tseu et à Tchouang Tseu.” Ce catalogue pourrait sembler passablement éclectique, mais il donne un bon aperçu des diverses facettes de sa philosophie “religieuse” — qui pourrait se résumer dans ses vers:

Ce que la contemplation
Recueille, l’amour
Le dispense.

Dans son autobiographie, Rexroth raconte une expérience qu’il fit à l’âge de quatre ou cinq ans; il se trouvait assis au bord du trottoir devant sa maison, au début de l’été:

La conscience — et non le sentiment — d’une béatitude totale, au-delà du temps et de l’espace, s’empara de moi entièrement. Ou bien ce fut moi qui m’en emparai. Je ne veux pas employer des termes tels que “ravissement” ou “arrachement à soi”, qui suggéreraient que quelque chose d’extérieur ou d’anormal s’était emparé de moi. Il semblait au contraire que c’était ma vie normale et habituelle, telle qu’elle se déroulait le reste du temps, qui continuait, et dont cette conscience aiguë et subite n’était qu’une question d’attention.

Dans leur forme la plus profonde et durable, de telles expériences “mystiques” sont associées généralement à la méditation ou à une discipline spirituelle; mais Rexroth veut dire que le même état de conscience peut se produire à certains moments pour tout le monde, même si on ne réalise pas très bien ce qui nous arrive, qu’on l’oublie avec une curieuse facilité dès lors que l’on est repris par l’agitation compulsive du monde.

La quiétude qui vient de l’habitude de la contemplation (...) n’est ni rare ni difficile à trouver. Elle s’offre à certains moments à chacun, depuis l’enfance, quoique de moins en moins souvent si elle n’est pas bien accueillie. Elle peut être appréhendée, recherchée et cultivée jusqu’à devenir une habitude constante en arrière-fond de la vie de tous les jours. Sans elle, la vie n’est qu’une agitation où tout sens et même toute intensité de sentiment finissent par s’éteindre dans l’ennui et le désordre.

“Au coeur de la vie, dit-il dans son essai sur le Tao Te King, il y a une minuscule flamme de contemplation qui veille.” Même s’ils l’ignorent, les gens reviennent instinctivement à ce “centre paisible”. Il est toujours là, même dans les situations les plus tumultueuses; mais certains cadres lui sont particulièrement favorables:

Quel que soit son nom, l’auteur des petits psaumes qui composent le TaoTeKing était convaincu que la contemplation d’un cours d’eau est une des formes de prière les plus élevées. (...) Bon nombre de sports sont en réalité des formes d’activité contemplative. Spécialement la pêche en rivière. Combien d’hommes, qu’une vulgarisation du bouddhisme zen ferait éclater de rire, et qui trouveraient la chose parfaitement inintelligible, pratiquent, une canne à pêche à la main, ne serait-ce que quelques jours par an, la vie contemplative au bord des rivières? Tout comme les grands mystiques, ils sentent que c’est l’illumination de ces quelques jours qui donne un sens au reste de leur vie.

Les poèmes que Rexroth a consacrés à la nature rapportent souvent des expériences de cet ordre. Dans celui-ci, il est allongé sous les étoiles:

Mon corps est endormi. Seuls
Mes yeux et mon cerveau sont éveillés.
Autour de moi, les étoiles restent là,
Comme des yeux d’or. Je ne distingue plus
Où mon être commence, où il finit.
La brise légère dans les pins obscurs,
Et dans l’herbe invisible,
La Terre en son inclinaison constante,
Les étoiles éparpillées,
Ont un oeil qui se voit lui-même.

Quelquefois, comme dans le passage ci-dessus, il décrit ses expériences plus ou moins explicitement. Mais le plus souvent il les laisse entrevoir:

Quand je tirai le vieux rondin
Du fond de l’étang,
Il me parut lourd comme la pierre.
Je le laissai au soleil
Pendant un mois; puis je le coupai
En morceaux, que je fendis
Pour faire du petit bois, et je les étalai
Pour qu’ils sèchent encore...

Tard dans la nuit, comme il sort de sa cabane pour regarder les étoiles:

Soudain je vis à mes pieds
Épars sur le sol nocturne, des lingots
De phosphorescence indécise
Et tout autour, s’éparpillaient les copeaux
D’une lumière pâle, froide et vivante.

Il s’agissait bien d’une succession d’événements réels, mais on devine, en même temps, l’expression d’une illumination et d’un appaisement intérieurs; cette façon allusive correspond mieux au processus du “dépérissement de l’ego” que s’il avait dit: “J’ai fait ces expériences-là.” Tout comme dans nombre de grands poèmes chinois et japonais, un état d’esprit se fait comprendre par la lucidité de ce qui à première vue paraîtrait comme une banale scène naturelle et objective. Le paysage extérieur correspond au paysage intérieur, le macrocosme au microcosme.

D’une manière qui fait un peu penser à Whitman, Rexroth évoque les relations et les réflexions les plus vastes:

L’immense phénomène stellaire
De l’aurore converge sur l’aigrette
Et rayonne, converge sur moi
Et rayonne infiniment loin,
Pour toucher la dernière poussière galactique. (...)
Ma femme vient de nager dans les brisants;
Sur la plage elle s’approche de moi, nue,
Étincelante d’eau, chantant haut et clair
Contre les déferlantes. Le soleil
Traverse les collines et emplit ses cheveux,
Comme il illumine la lune et embellit la mer
Et, au coeur des montagnes vides, il fait fondre
Les neiges de l’hiver et les glaciers
De dix mille millénaires.

Dans ses derniers poèmes, écrits principalement au Japon, ces moments de “conscience cosmique” s’expriment en termes de plus en plus bouddhistes — surtout ceux de la vision suprême du sutra Avatamsaka (sutra de la Guirlande):

... Le Filet d’Indra,
Les infinités des infinités,
La Guirlande,
Chaque univers reflétant
Tout autre, et se reflétant
En tout autre...

L’oeuvre de Rexroth peut paraître très influencée par le zen; en fait il le jugeait sévèrement à bien des égards, et prétendait avoir plus d’affinités avec d’autres formes du bouddhisme. Il qualifiait le zen occidental vulgarisé de lubie prétentieuse et irresponsable, mais il critiquait également le zen traditionnel du Japon pour sa complicité avec des régimes militaires, depuis les samouraïs jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il avait peu de goût pour le sectarisme et le culte du maître spirituel qu’on trouve trop souvent dans le zen, ainsi que dans les autres voies religieuses de l’Orient. Il aurait évidemment reconnu que la méditation zen est une des méthodes les plus efficaces pour cultiver la quiétude contemplative jusqu’à ce qu’elle devienne “une habitude constante en arrière-fond de la vie de tous les jours”, mais il croyait qu’en s’efforçant avec trop d’empressement d’atteindre un état d’éveil on risquerait de passer à côté de l’essentiel. On dit que les dernières paroles de Bouddha furent: “En vérité, ô disciples, je vous le dis: tout ce qui est crée est périssable; luttez sans relâche.” Rexroth, dans une veine plus taoïste, nous conseille:

Tout ce qui est crée
Est périssable.
Laissez venir.

L’illumination la plus vraie, dit-il, ne provient pas d’expériences recherchées pour elles-mêmes, elle est un effet secondaire d’une certaine manière de vivre:

Je crois qu’une aptitude croissante au recueillement et à la transcendance se développe par une manière d’être, plutôt que par des exercices. Le bouddhisme est pur empirisme religieux. Il ne se fonde pas sur des croyances, mais seulement sur l’expérience religieuse, définie en toute simplicité et en toute pureté, qui devient une réalité constante, toujours accessible. La base de cela n’est ni une gymnastique du système nerveux ni des notions théologiques. C’est la Noble Voie aux huit embranchements, qui culmine dans le calme “imperturbable” — le nirvana — qui est à la base de la réalité.

Rexroth n’avait pas une haute opinion de l’usage des drogues psychédéliques comme raccourci pour parvenir à la vision mystique. Au mieux, il reconnaissait tout au plus qu’elles pouvaient offrir à pas mal de jeunes leur première notion d’une “vie intérieure” refoulée par la culture de la middle-class américaine. À ce sujet, il citait souvent saint Jean de la Croix: “Les visions sont des indices du défaut de la vraie vision.” Pour Rexroth l’expérience de la transcendance n’est pas une vision d’un autre monde supranaturel, mais une conscience retrouvée de ce monde-ci.

Les objets réels sont leur propre signification transcendantale. (...) Le sacré se trouve dans le tas de poussière — il est le tas de poussière lui-même. (...) La véritable illumination est une disposition habituelle. Nous ignorons que nous vivons dans la lumière des lumières, parce qu’elle ne projette pas d’ombre. Lorsque nous prenons conscience de cela, nous en avons conscience comme les oiseaux ont conscience de l’air, et les poissons, de l’eau.

Les gens ont tendance à traduire de tels moments de conscience dans les termes de leurs propres croyances religieuses, mais dans une grande mesure les expériences se ressemblent, et se retrouvent également chez des gens non religieux. Bien qu’elles dépassent la compréhension rationnelle, elles n’impliquent pas forcément quoi que ce soit de supranaturel. Rexroth fait très nettement la distinction. Il est heureusement dénué de toute sensiblerie new age(12), et il est trop perspicace pour donner dans les superstitions et les pseudo-sciences auxquelles tant prêtent foi, même aujourd’hui. À propos des gens de sa propre génération qui, bien qu’intelligents à maints égards, ont gobé l’astrologie ou les accumulateurs d’orgone reichiens, il fait cette observation: “Quiconque ayant suivi un cours de physique au lycée aurait pu se rendre compte que ces trucs étaient de parfaites absurdités. Le problème, c’est que ces gens avaient cessé de croire à la physique en même temps qu’au capitalisme ou à la religion. Pour eux, tout cela n’était qu’une seule et même imposture.”

Rexroth est presque aussi sceptique sur les prétentions scientifiques de la psychologie et de la psychanalyse modernes. Dans un article assez drôle il raconte comment un “Institut de Recherche sur l’Évaluation de la Personnalité” l’avait payé pour participer à une enquête de trois jours sur “la personnalité créatrice”. Après un rapport désopilant de la batterie de tests, d’entretiens et de questionnaires auxquels il avait été soumis, il conclut:

Quel était le sens de tout cela? Rien. (...) Ces momeries sans fard avec lesquelles notre société s’abuse sont bien moins efficaces — et bien moins scientifiques — que les momeries d’autres époques et d’autres peuples. N’importe quel homme médecine, n’importe quel curé consciencieux, ou herboriste chinois, voire n’importe quelle grand-mère ayant bien vieilli auraient pu découvrir davantage de choses en une demi-heure que ces gens-là en trois jours. (...) Pour ma part, je me confierais plus volontiers à ces types affublés de cornes et de peaux d’ours qui ont peint les grottes d’Altamira.

Rexroth laisse entendre que certaines pratiques traditionnelles peuvent contenir, intuitivement au moins, un grain de vérité sur les circonstances les plus élémentaires de la vie ordinaire. Momeries ou pas, les gens sont attirés par tout ce qui semble exprimer les archétypes psychologiques ou spirituels, c’est-à-dire les conflits, les relations et les aspirations qui sont des constantes dans la vie. “Ce qui est effectivement recherché dans l’alchimie, dans les livres hermétiques, dans la théologie memphite ou bien dans de folles absurdités comme les soucoupes volantes, c’est un schéma fondamental de l’esprit humain exprimé symboliquement.” Et on y trouve ce genre de schémas parce qu’ils sont issus d’esprits fondamentalement semblables:

Ce que les gnostiques projetaient sur l’écran de leur profonde ignorance, comme image de l’univers, c’était en réalité une image de leur propre esprit. Leur mythologie est une représentation symbolique, et presque intentionnelle, des forces en jeu dans la structure et l’évolution de la personnalité humaine, (...) un panorama institutionnalisé de ce que Jung appelle l’inconscient collectif. (...) (Cette notion, comme Jung l’a fait remarquer, ne suppose pas une mystérieuse âme collective. Il y a une image collective parce que tous les hommes répondent à la vie à peu près de la même façon, parce qu’ils partagent à peu près la même physiologie.) Même si la manipulation des symboles ne nous permet pas d’agir sur le cosmos, elle nous permet d’agir sur nos esprits.

Pour Rexroth, le problème n’est pas de croire ou non en la validité objective d’un système occulte ou religieux; ce qui l’intéresse, c’est “l’intériorité”, les “valeurs qui ne peuvent être réduites au quantitatif” et qui trouvent à s’exprimer dans ces formes. Dans la mesure où la religion est une tentative d’explication de la réalité objective, elle est toujours plus périmée à cause des progrès de la connaissance; mais elle pourrait, dit-il, conserver une relation profonde avec les réalités intérieures, subjectives:

Idéalement, la religion c’est ce qui resterait une fois que l’homme saurait tout. (...) À mesure que les interprétations spéculatives de la religion sont rejetées en tant qu’explications de “la réalité”, elles revêtent le caractère d’images symboliques des divers états de l’âme. Si elles subsistent dans les pratiques d’un culte, on dit qu’elles ont été “portées à l’état de sublimation”. Ce qui tient en vie le dogme et le rituel, c’est précisément leur irrationalité. S’ils peuvent se réduire à des explications de “bon sens”, ou prêter à réfutation, ils s’éteignent. Seuls les mystères survivent, parce qu’ils correspondent aux processus de la vie intérieure de l’homme. Ils sont les signes extérieurs de réalités spirituelles intérieures.

Rexroth aimait dire que “la religion, c’est quelque chose que l’on fait, pas quelque chose que l’on croit”. Il avait un goût très marqué pour les fêtes et les rituels traditionnels de toutes sortes, au point d’en prôner même les vestiges modernes les plus éculés. “Peu m’importe qu’il faille un an à papa pour régler les frais de la première communion, ou de la bar-mitsva, ou de la noce. À un moment il y aura eu cette reconnaissance, ne fût-elle que symbolique, que même la vie la plus pauvre et la plus monotone a une importance transcendante, et qu’aucun individu n’est insignifiant.” C’est dans cet état d’esprit que Rexroth lui-même participait parfois à divers rituels religieux — bouddhistes, védantistes, quakers, et même catholiques.

Ce qui m’attirait dans le catholicisme, ce n’était pas son christianisme, mais plutôt son paganisme. (...) La vie liturgique de l’Église me touchait parce qu’on y entendait l’écho de la plus ancienne des réponses au cycle des années, des saisons qui changent, aux rythmes de la vie animale et humaine. Pour moi, les sacrements étaient une transfiguration des rites de passage. (...) Dans les rites de passage, les activités et les rapports fondamentaux de la vie — la naissance, la mort, les rapports sexuels, le repas, la boisson, la vocation, l’adolescence, la maladie mortelle —, la vie, dans ses circonstances les plus importantes, est ennoblie par l’introduction cérémonielle de la transcendance. L’univers converge sur l’événement dans une messe ou une cérémonie qui est elle-même une sorte de danse et une oeuvre artistique.

Il va sans dire que Rexroth s’opposait pratiquement à tout ce qui touche l’Église catholique, à l’exception de ses rituels traditionnels; mais comme beaucoup de gens, il participait aux cérémonies religieuses qui lui plaisaient, tout en ne tenant aucun compte de ce qui ne lui convenait pas. “On voit actuellement nombre de gens parmi les plus instruits adopter volontairement les croyances et les comportements religieux des communautés primitives, pour des raisons purement pragmatiques, psychologiques, personnelles.” Sa pratique catholicisante se limitait à peu près aux cérémonies anglo-catholiques, qui ont conservé les rituels de l’Église romaine, tout en rejetant son contrôle dogmatique.

Quoi qu’il en soit, cela m’a toujours paru un peu bizarre que quelqu’un comme Rexroth puisse avoir un quelconque rapport avec une Église chrétienne. C’est une chose que de pratiquer telle ou telle sorte de méditation, ou de participer à des rituels ou à des fêtes, là où tout le monde reconnaît qu’il ne s’agit que de formes arbitraires pour recentrer sa vie ou célébrer la communion humaine. C’en est une autre que de sembler accorder crédit à des institutions répugnantes et à des dogmes malsains auxquels beaucoup adhèrent encore... Comme disait Rexroth lui-même, dans un tout autre état d’esprit:

Depuis des millénaires des hommes de bonne volonté ont essayé de rendre le judaïsme et le christianisme moralement acceptables à des hommes sensés et civilisés. Aucune autre religion n’a exigé de telles contorsions de spiritualisation. (...) Pourquoi les gens se donnent-ils cette peine? S’il leur faut une religion, les textes fondamentaux du taoïsme, du bouddhisme ou du confucianisme n’ont pas besoin de ce genre de réélaboration. Sans doute est-il nécessaire — particulièrement pour les documents bouddhiques — de les débarrasser de leur rhétorique exotique, mais il n’est pas nécessaire de leur faire signifier tout le contraire de ce qu’ils disent.

Mais quel que soit le goût de Rexroth pour ce qui touche aux rituels, ses écrits sur la religion sont généralement assez lucides. Comme toujours, il cherche ce qu’il peut y avoir de pertinent, de suggestif, d’exemplaire. Ainsi, dans son étude sur Lamennais, catholique radical du XIXe siècle, ce qui l’intéresse c’est la “sensibilité spirituelle” de Lamennais, et “non les détails variables de sa théologie et de sa philosophie”. “Ses doctrines ont changé, pas sa vie; ce qui nous importe, c’est sa vie et l’expression littéraire — on pourrait même dire “poétique” — de la cohérence de sa vie.”

Une chose est certaine, il n’y a rien de puritain dans le mysticisme de Rexroth. Il dit que le thème de ses poèmes, dans le recueil The Phoenix and the Tortoise, c’est

la découverte d’une base pour recréer un système de valeurs dans le mariage comme sacrement. Schématiquement, je vois ce processus ainsi: de l’abandon au mysticisme érotique; du mysticisme érotique au mysticisme éthique du mariage; de là à la réalisation du mysticisme éthique de la responsabilité universelle — de l’Autre aux Autres. Ces poèmes pourraient bien être dédiés à D.H. Lawrence, mort dans la tentative de recréer une famille spirituelle.

Comme l’a dit Rexroth, il y a pas mal de foutaises chez Lawrence — rhétorique sentimentale, primitivisme ridicule, polémiques sexuelles éculées, voire tendances vaguement fascisantes. Ce qui reste important, c’est sa lutte pour renouer avec des réalités primordiales, pour rétablir les rapports organiques — en commençant par le plus intime. À propos des poèmes sur l’amour et sur la nature de Lawrence, Rexroth dit: “La réalité se répand dans le corps de Frieda [la femme de Lawrence]; tout ce qu’elle touche, chacun de ses pas, (...) tout se voit en relief, éclairé d’une lumière à la fois surnaturelle et pleinement terrestre. (...) Au-delà du Saint Mariage s’ouvre le monde restauré des oiseaux, des bêtes et des fleurs: un monde objectif sacralisé. “Vois! Nous sommes passés!” Nous sommes entrés dans un monde transfiguré, tout y est illuminé de gloire.” Et à propos des derniers poèmes de Lawrence: “Lawrence ne s’est pas laissé abuser par de fausses espérances ni par des assurances imaginaires. La mort est le mystère absolu, impénétrable. Communion et oubli, sexualité et mort, le mystère peut se révéler — mais seulement comme mystère inexplicable.”

Les poèmes de Rexroth qui chantent l’amour manifestent la même sorte de révérence pour la sexualité comme mystère insondable:

Invisible, solennelle et odorante,
Ta chair s’ouvre à moi en secret.
Nous ne connaîtrons nulle énigme plus grande.
Après tout ce temps il n’y a rien
De plus étrange. Nous qui nous connaissons
Comme un seul être double, et qui mouvons nos membres
Comme les vifs instruments d’une seule jouissance, fusionnée,
Nous embrassons l’un et l’autre un mystère.

Avec la même délicatesse il représente l’éternité fugitive de la communion des amants. Dans ce poème (à lire sur la Gymnopédie no1 de Satie), les amants sont au bord de la mer, dans le sud de la Californie, la nuit:

Il y a longtempsque l’avenir s’en est allé
Et le passén’arrivera jamais
Nous n’avonsque ceci
Notre unique toujours
Si petitsi infini
Si brefsi vaste
Immortelcomme nos mains qui se touchent
Impérissablecomme ce vin illuminé par le feu
Tout-puissantcomme ce seul baiser
Qui n’a pas de commencement
Qui jamais
Jamais
Ne finira.

La Kabbale, le tantrisme, le Cantique des cantiques... Rexroth aime invoquer les mysticismes qui jouent sur le rapport ou le parallèle entre l’amour humain et le divin, qui voient la sexualité comme une communion, ou bien même comme une forme de contemplation:

L’amour est l’aspect subjectif
De la contemplation.
L’amour sexuel est une des
Formes les plus parfaites
De contemplation, s’il
Est délivré de l’ignorance, de l’avidité
Et de la possession.

Voilà ce qu’il veut dire par “de l’Autre aux Autres”:

Pour le coeur non développé,
La nouvelle, ou même la vue,
De la destruction de milliers
D’autres êtres humains
Peut prendre seulement la forme
D’un cri lointain. (...)
Cependant, comme, à deux,
Le bien-aimé est connu
Et aimé toujours plus parfaitement,
C’est tout l’univers des personnes
Qui devient de plus en plus réel.

Un des penseurs qui a le plus influencé Rexroth est Martin Buber, le “philosophe du dialogue”. D’après Rexroth, Buber est “pratiquement le seul écrivain religieux contemporain qu’une personne non religieuse peut prendre au sérieux”. On ne peut nier qu’il soit religieux, mais il l’est d’une façon toute particulière, qui a conduit sa philosophie à être qualifiée, par plaisanterie mais non sans une certaine justesse, de “judaïsme zen”. Dans sa jeunesse, Buber eut le sentiment que sa préoccupation de “l’expérience religieuse” l’avait amené, en une certaine occasion, à ne pas accorder toute son aide à quelqu’un qui était venu la lui demander.

Depuis, écrit-il, j’ai renoncé au “religieux” qui n’est qu’exception, extraction, exaltation ou extase; ou alors c’est lui qui à renoncé à moi. Je ne possède que le quotidien, dont rien jamais ne me retranche. Le mystère n’est plus révélé, il s’est dérobé, ou bien il demeure ici même, où tout arrive comme cela arrive. La seule plénitude que je connaisse, c’est celle de l’exigence et de la responsabilité de chaque heure mortelle. (...) Si c’est cela la religion, alors la religion est tout simplement tout, tout ce qui est vécu avec sa possibilité de dialogue. (Buber, Dialogue.)

Buber ne voit la réalité la plus fondamentale ni dans l’expérience subjective ni dans le monde objectif, mais dans le domaine du “entre”. “Au commencement est la relation.” “Toute vie véritable est rencontre.” Dans son oeuvre maîtresse Je et Tu, il fait la distinction entre deux types de rapports fondamentaux: Je-Cela et Je-Tu. Je-Cela est un rapport entre sujet et objet, un rapport d’utilisation ou d’expérimentation; Cela (ou Il, ou Elle) n’est qu’une “chose parmi les choses”, objet de comparaison et de catégorisation. Le rapport Je-Tu est unique, réciproque, total, et inévitablement lié au temps. “L’être subjectif apparaît dans la mesure où il se distingue d’autres êtres isolés. La personne apparaît au moment où elle entre en relation avec d’autres personnes.”

Rexroth souligne le fait que le point de vue de Buber n’est pas un prêchi-prêcha sentimental en matière de “partage” ou “être-ensemble” (“ce genre de “communautarisme”, actuellement si répandu, n’est rien qu’un assemblage de membres effrayés”), et qu’il ne prône pas davantage un quelconque collectivisme, en opposition à l’individualisme. “L’individualisme ne saisit qu’une partie de l’homme; le collectivisme ne saisit l’homme qu’en tant que partie.” Buber et Rexroth font tous les deux une nette distinction entre la collectivité (un assemblage de membres) et la vraie communauté (des gens reliés les uns aux autres par une vivante réciprocité).

Rexroth critique Buber principalement sur trois points: quand il fait l’apologie du sionisme (bien que son sionisme n’ait jamais été belligérant: Buber travailla ardemment à un véritable rapprochement entre les Juifs et les Arabes); quand il conclut son étude des tendances communalistes libertaires (Utopie et socialisme) par des voeux pieux concernant les premiers kibboutz israéliens; et enfin, quand dans la dernière partie de Je et Tu il en vient à la notion de Dieu comme le “Tu éternel”. Rexroth s’insurge contre les aspects répugnants du Dieu biblique de Buber; mais plus généralement il se méfie de toute “soif métaphysique” dans la recherche d’un rapport absolu. “Tout art qui a un happy end en réserve dans l’Infini est tricheur. (...) Il me semble que la plus complète réalisation de soi vient avec l’acceptation des limites des contingences. Il est plus difficile, mais plus ennoblissant, d’aimer une femme comme un autre être humain aussi fugitif que soi-même, que de soutenir des conversations imaginaires avec un absolu imaginaire.” Plus fondamentalement, cependant, l’acceptation des rapports contingents et fugitifs est l’essence même de la perspective de Buber; sa philosophie n’implique pas nécessairement un “Tu éternel”. “Et même si Buber pourrait y objecter d’un point de vue doctrinal, il reste que si l’on fait abstraction de son Dieu, ça ne change rien d’important dans sa philosophie. Elle demeure une philosophie de la joie, vécue dans un monde fourmillant d’autres personnes.”

Une bonne part de l’oeuvre de Buber est consacrée à la présentation du hassidisme, mouvement mystique populaire apparu au XVIIIe siècle dans les communautés juives d’Europe orientale. Rexroth expose dans le détail l’histoire et la nature du hassidisme et montre combien il diffère, à certains égards, de la réinterprétation quelque peu sophistiquée de Buber. Mais quoi qu’il en soit, ce qui en ressort, c’est une “sainte bonne humeur” et une affirmation de communauté qui ne se rencontrent que trop rarement dans les mouvements religieux. Les Récits hassidiques de Buber ne sont pas sans ressemblance avec les apologues zen, taoïstes ou soufis, mais ils ont un caractère plus communautaire et plus éthique. Tout comme ceux-ci, ils racontent souvent un épisode décisif de la vie de quelqu’un, mais en général il s’agit moins d’une expérience d’Éveil que d’un moment de “revirement” moral intérieur. Il n’y a pas d’accomplissement spirituel définitif: toute situation, toute rencontre nouvelles demandent qu’on y réponde avec tout son être. Les Récits hassidiques ont pour cadre un judaïsme traditionnel des plus orthodoxe, plein de superstitions, de moeurs surannées et de formes religieuses peu engageantes. Et malgré tout cela,

ce qui en ressort, en définitive, c’est la joie et l’émerveillement, l’amour et la quiétude devant un monde perpétuellement insaisissable et fuyant. On l’appelle certes “volonté de Dieu”, mais le cours de l’univers (...) est saisi dans des termes très semblables à ceux du Tao Te King. La chanson, la danse, l’amour mutuel au sein de la communauté: voilà les véritables valeurs. Elles sont belles précisément parce qu’elles ne sont pas absolues. Et sur ces fondations de modestie, d’amour et de joie, s’érige une structure morale qui guérit et éclaire comme ne le fait presque aucune autre expression religieuse occidentale.

Rexroth s’enthousiasme toujours pour ces mysticismes éthiques qui “affirment le monde”, il est toujours prompt à louer et encourager toute tendance à joindre contemplation et vie sociale, à intégrer la vie religieuse à la vie ordinaire dans le monde. Évidemment, le mysticisme a servi la plupart du temps de justification à la négligence des responsabilités éthiques et à l’ignorance des réalités sociales; et l’expérience d’unité transcendante a laissé supposer que tous les troubles et souffrances dans le monde n’étaient qu’illusions, que par conséquent nous n’avons pas à nous en mêler. Les formulations paradoxales du mysticisme (transcendance du dualisme, “Tout est Un”, etc.) sont peut-être des expressions appropriées pour essayer de communiquer une expérience indescriptible; elles peuvent même être vraies dans un certain sens, mais inférer qu’elles pourraient être également vraies au sens ordinaire du terme, revient à confondre différents niveaux de la réalité. La manière la plus simple de réfuter cette sorte de sophistique transcendantale, c’est de faire remarquer que ceux qui la prêchent prennent eux-mêmes très au sérieux certaines “réalités” de ce monde (par exemple en se faisant payer pour leur enseignement).

Rexroth ne tombe jamais dans ce piège. Partout où il le rencontre, il est prompt à le dénoncer. “La véritable raison de la popularité de l’ancien Orient occulte a été exprimée il y a longtemps par le terrassier du poème de Kipling: “Qu’un bateau me porte quelque part à l’est de Suez... là où y a pas de Dix Commandements.” Une religion suffisamment exotique nous permet de ne plus nous encombrer de notre responsabilité; on peut tout se permettre.” Rexroth n’admet pas non plus la notion selon laquelle on devrait “se guérir” avant d’agir dans le monde. Comme il l’a souvent noté, les grands mystiques du passé insistent quasi unanimement sur le fait que les deux vont ensemble. “Le contemplatif catholique, le soufi ou le moine bouddhiste suivent des conseils de perfection — l’illumination vient pour couronner une vie d’activisme éthique intense, une vie d’honnêteté, de fidélité, de pauvreté, de chasteté, et surtout de charité, d’amour positif envers toutes les créatures. La vie vertueuse crée les conditions dans lesquelles l’illumination spirituelle coule comme une lumière totalement diffuse et sans source.” Voici une formulation classique par l’un des plus grands mystiques occidentaux: “Quelqu’un serait-il dans le ravissement comme jadis saint Paul, s’il apprenait qu’un infirme a besoin d’un peu de soupe qu’il pourrait lui donner, j’estime qu’il ferait bien mieux de renoncer, par charité, à son ravissement et de servir l’indigent avec plus d’amour” (Maître Eckhart). On retrouve le même point de vue dans l’idéal mahayaniste du bodhisattva, avec une nuance supplémentaire à laquelle Rexroth tient particulièrement:

Un bodhisattva, au cas où vous ne le sauriez pas, c’est quelqu’un qui, sur le point d’atteindre le nirvana, s’en détourne avec le voeu qu’il n’entrera pas dans la paix ultime tant qu’il ne sera pas parvenu à y faire entrer tous les êtres. Selon la pensée bouddhiste la plus profonde, il fait cela “avec indifférence”, parce qu’il sait qu’il n’existe ni être ni non-être, ni paix ni illusion, ni sauveur ni sauvé, ni vérité ni conséquence. D’où cette expression à la fois de bienveillance et de lassitude qu’on voit sur les visages dans l’art religieux de l’Extrême-Orient.

Mais une bienveillance lucide implique en définitive une opposition au système social qui en empêche l’accomplissement. Rexroth ajoute donc un codicille au voeu du bodhisattva (d’après un discours de Eugène Debs(13)):

Tant qu’il y aura une classe inférieure,
J’en serai. Tant qu’il y aura
Un élément criminel, j’en serai.
Tant qu’il y aura une âme en prison,
Je ne serai pas libre.

 


NOTES DES TRADUCTEURS

9. Self-indulgence: indulgence ou complaisance envers soi-même. Comme Rexroth prend le terme magnanimité surtout dans son premier sens de grandeur d’âme, l’antonyme serait plus précisément la petitesse. Mais dans le contexte du style littéraire, cette petitesse s’exprime, d’après Rexroth, dans un égocentrisme où un auteur se regarde d’un oeil complaisant, ne se refuse rien dans l’affichage de son moi, de ses opinions, de ses talents, de ses marottes, etc.

10. Parade’s End. Tétralogie sur l’époque de la Première Guerre mondial, par l’écrivain et critique anglais Ford Madox Ford (1873-1939).

11. D.T. Suzuki (1870-1966). Auteur de nombreuses oeuvres sur le bouddhisme zen, dont il était le principal interprète en Occident.

12. New Age: expression recoupant vaguement les tendances spiritualistes, néo-hippies, psychologiques-pop, etc., issues de la récupération et de la banalisation de la contre-culture des années soixante.

13. Eugène Debs (1855-1926). Socialiste américain.



Chapitre 2 de la version française de The Relevance of Rexroth (1990), traduit de l’américain par Ken Knabb et Jean-François Labrugère, et édité par l’Atelier de Création Libertaire.


Chapitre 1 : Vie et littérature

Chapitre 3 : Société et révolution

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